Lettre Ouverte à Larry Fink, CEO de BlackRock

Cher Larry Fink,

Dans votre lettre annuelle adressée aux dirigeants des entreprises au sein desquelles BlackRock est investi, vous les interpellez sur la réalité de leurs efforts et la manière dont ils communiquent en faveur d’une croissance et d’une rentabilité durables. Au nom de l’Institut du Capitalisme Responsable, qui rassemble des dirigeants de très grandes entreprises mondiales, des investisseurs de tout premier plan, des universitaires et des institutions référentes, d’une part ; et qui opère en étroite collaboration avec les pouvoirs publics, d’autre part ; nous voulons vous en remercier.  

Sachez qu’en France, à l’instar d’autres puissances économiques mondiales, les grandes entreprises cotées ont considérablement évolué dans ce sens au cours des dernières années, sous la pression des régulateurs, de la société civile, des consommateurs, des activistes et des investisseurs, comme en témoignent plusieurs indicateurs particulièrement significatifs.

A titre d’exemples, 80% des entreprises du SBF 120 – en France – ont intégré au moins un critère RSE dans la rémunération variable annuelle de leur mandataire social[1] en 2019. En moyenne, et toujours au sein de cet indice, la part de la rémunération variable indexée sur le long terme s’élève à 50%. Le nombre de rapports intégrés conjuguant au même niveau performance financière et enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux, a été multiplié par quatre depuis 2016. Près de la moitié de ces rapports consacrent un chapitre au partage de la valeur.

Enfin, plus d’une entreprise du CAC 40 sur quatre a publié une raison d’être, initiative que vous préconisiez dans votre courrier du 17 janvier 2019 et qui figure dans la Loi Pacte, votée cette année. Comme vous pouvez le constater, nos entreprises françaises sont engagées, résolument et définitivement, dans une dynamique de respect de l’ensemble de leurs parties prenantes (clients, investisseurs, salariés, fournisseurs, partenaires et société civile). L’évolution de la structure de rémunération de nos dirigeants reflète notamment ce changement de paradigme.

Certes, comme vous le mentionnez déjà dans votre courrier de janvier, la période est complexe. « Les entreprises affrontent un environnement financier de fin de cycle économique avec, en particulier, une volatilité accrue qui peut inciter à privilégier les rendements de court terme au détriment de la croissance à long terme. » En effet, le contexte mondial se dégrade d’année en année, l’instabilité politique et économique est toujours plus grande. Parallèlement, les mutations démographiques, technologiques, géopolitiques, commerciales, sociales et industrielles sont toujours plus rapides.

Nous affrontons également un paradoxe. D’un côté, une menace réelle sur notre capital « Terre », encore appelé capital du vivant au sens large, intégrant également les enjeux sociaux et sociétaux ; de l‘autre, une abondance sans précédent de liquidités, notre capital financier. Besoins immenses, moyens immenses. Le moment est grave. Désormais, la réflexion sur le devenir du capitalisme pose la question de la responsabilité collective des acteurs économiques et financiers. Dans ce contexte, le Collège des Experts de l’Institut du Capitalisme Responsable a conduit des travaux pour explorer les voies et moyens conduisant à une orientation beaucoup plus massive de l’investissement vers des actifs et des entreprises privilégiant la régénération de notre capital du vivant.

Selon les membres du Collège des Experts, les décisions d’investissement des sociétés de gestion doivent s’aligner sur l’horizon des engagements, souvent de long terme, des asset owners[2] dans l’intérêt de leurs bénéficiaires finaux et notamment des épargnants. Ce qui implique, nous en sommes profondément convaincus, de transformer d’urgence et en profondeur les politiques d’investissement et les motivations financières des gérants. Ces politiques de rémunération doivent nécessairement s’accorder avec l’horizon de leurs investissements.

Sinon, la dégradation de l’état de la planète va accélérer et nous en serons tous co-responsables.

Le monde de la gestion connait également, comme celui les entreprises, de nombreuses évolutions encourageantes.

Les plus de 2 300 investisseurs signataires des PRI qui s’engagent à intégrer des critères ESG dans leurs décisions d’investissement représentent désormais 86 300 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Les investisseurs de la coalition Climate Action 100+, représentant 35 000 milliards d’actifs sous gestion, se sont engagés auprès des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre pour améliorer leur performance climatique et assurer la transparence de leurs émissions. Ces efforts ont abouti à des engagements substantiels sur la question climatique de sociétés majeures comme Shell, Glencore, PetroChina ou encore Volkswagen[3].

Mais nous sommes encore loin de l’engagement nécessaire pour faire face à la situation. A ce jour, lors des roadshows, de trop nombreuses entreprises constatent que très peu, voire aucune question portant sur les enjeux de responsabilité ne leur est posée par les investisseurs. Mais parallèlement, les investisseurs se plaignent du manque d’informations ESG données par les entreprises ainsi que de leur faible qualité. Révélateurs d’un manque d’intégration plus poussée entre l’extra-financier et le financier, la performance que les marchés financiers valorisent ou sanctionnent ne reste donc pour l’essentiel qu’une performance silotée et financière.

Pour soutenir les entreprises engagées, les gérants et les asset owners doivent renforcer leur implication en augmentant leur degré d’exigence et de transparence sur l’impact environnemental et social/sociétal de leurs décisions d’investissement. Et les avancées européennes en la matière sont nombreuses.

A titre d’exemple, l’article 173 de la loi de 2015 sur la transition énergétique oblige les plus grands investisseurs à la transparence sur la manière dont ils incluent le risque climatique et plus généralement les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans leur gestion.

On peut également citer la directive Droit des actionnaires II (SRDII, directive UE 2017/828), qui vient tout juste d’être transposée et qui met au premier plan l’engagement des investisseurs pour contribuer à améliorer les performances tant financières que non financières des sociétés, ainsi que le meilleur alignement des intérêts des investisseurs afin de favoriser des stratégies d’investissement à plus long terme. Enfin, il faut mentionner le plan d’action de la Commission européenne pour la finance durable qui vise à réorienter les flux de capitaux vers une économie plus durable.

Cher Larry Fink, nous avons besoin de la puissance de l’ensemble des acteurs de la gestion pour relayer les entreprises et les pouvoirs publics – sans oublier, bien évidemment – la force d’entrainement que représentent nos citoyens, les épargnants, qui vous font confiance pour adopter des pratiques favorisant – sur le long terme – une croissance et une rentabilité durables.

BlackRock gère 7 000 milliards $ d’actifs, leader mondial sur son marché avec un peu moins de 10% des actifs mondiaux sous gestion. On peut donc affirmer que le monde dépend de votre capacité à aligner vos politiques d’investissement et de leur capacité à prendre en compte les enjeux vitaux de notre planète. En cette période de grande incertitude et de grande inquiétude, votre leadership sera primordial.

Nous vous encourageons à mettre en application nos recommandations pour plus de transparence, d’exigence et d’intégration des critères extra-financiers, en particulier ESG, au sein des décisions d’investissements, des politiques de vote et d’engagement. Nous vous incitons à accélérer l’alignement entre les décisions d’investissements et l’horizon de vos engagements financiers. Nous vous proposons de rendre plus lisible l’adéquation de la rémunération des investisseurs avec l’horizon de leurs investissements.

Nous invitons, enfin, l’ensemble des plus grand asset owners et asset managers mondiaux et français à nous suivre dans ce mouvement. Nous vous demandons de participer à ce débat à nos côtés. 

Pouvons-nous compter sur vous ?

Les membres du Collège des Experts

Institut du Capitalisme Responsable


[1] Etude Rémunération des dirigeants : Quelles tendances 2019 ? – Deloitte

[2] Les asset owners – ou propriétaires de fonds – sont représentés par les fonds de pension (nationaux, corporate, publics), les compagnies d’assurance, les fonds souverains, les family offices, etc.

[3] Climate Action 100+, https://climateaction100.files.wordpress.com/2019/10/progressreport2019.pdf