NOTE | Entreprises vs investisseurs, est-il possible de concilier court et long termes ?

La conciliation des court et long termes pour les investisseurs et les entreprises

« On ne subit pas l’avenir, on le fait » a dit Georges Bernanos 1. Si l’horizon de court terme a toujours existé pour les entreprises et les investisseurs, les exigences de maximisation des profits court terme, le « benchmark » quasi permanent des performances financières des entreprises, les calculs de la part variable des rémunérations sur des critères – en grande partie – boursiers, et le trading à haute fréquence – en somme, la financiarisation de l’économie – ont renforcé une dictature du court termisme. De plus, l’évolution radicale de l’accès à l’information et son partage quasi instantané à l’échelle mondiale ont largement accru la perception négative du court terme, considéré comme omniprésent et nocif pour l’économie.

Selon la doctrine de Milton Friedman – formulée dans les années 1970 –, le dirigeant d’entreprise n’a « qu’une responsabilité sociale, et une seule, vis-à-vis de son actionnaire : utiliser ses ressources et s’engager dans ses activités destinées à accroître ses profits » 2. Cette doctrine de la maximisation des profits pour les actionnaires semble aujourd’hui remise en cause. Les attentes croissantes de la société civile, notamment, conditionnent le « nouveau » rôle de l’entreprise : contribuer positivement à son écosystème, prendre conscience des impacts de son activité sur ses parties prenantes – salariés, fournisseurs, clients, investisseurs, sous-traitants, ONG, universitaires, etc… –, être sincère dans l’ensemble de ses actions et publications, ainsi qu’intégrer les défis environnementaux, sociaux et sociétaux à sa stratégie.

Nous pouvons définir le court termisme comme une situation au sein de laquelle certaines parties prenantes de l’entreprise – notamment les investisseurs, les dirigeants et les membres du Conseil d’Administration – manifestent une préférence systématique, mais parfois contrainte, pour les stratégies qui apportent des gains plus rapides au détriment de la création de valeur sur le long terme. Dans sa globalité, il faut envisager le court termisme comme un processus social, dans lequel un comportement donné est renforcé par la réaction des autres 3.

En dépit du fort consensus sur la définition du court termisme, les chercheurs ne s’accordent pas sur la façon de démontrer de manière empirique la nature sous-optimale de ces décisions. La question principale reste cependant la même : comment établir si les décisions de court terme sont préjudiciables à la création de valeur à long terme ? Car, une fois qu’une décision de court terme est prise, il est – par définition – impossible de connaître quels auraient été les effets d’une décision différente, de long terme.

Pour comprendre la situation, nous nous sommes posés la question suivante : si le long terme est facteur de performance, alors pourquoi certaines parties prenantes de l’entreprise favorisent-elles le court termisme ?

Le long terme est-il gage de performance ?

Selon plusieurs recherches récentes, le long terme serait facteur de performance pour les entreprises. Une étude McKinsey 4 a été menée en 2017 sur ce sujet : en utilisant un ensemble de données de plus de 600 entreprises aux Etats-Unis sur la période 2001-2015, les chercheurs ont créé un Corporate Horizon Index, basé sur 5 facteurs clés : modèles d’investissements, croissance, gestion trimestrielle, qualité et management des bénéfices. Cet index a permis d’isoler les entreprises qualifiées de « long terme » afin de mesurer leurs performances : elles surpassent celles des entreprises de « court terme » sur des indicateurs à la fois économiques et financiers.

Tout d’abord, l’étude note que les revenus des entreprises de « long terme » ont augmenté cumulativement de 47% en moyenne, et ce avec moins de volatilité. Les bénéfices ont également augmenté de 36% en moyenne, et leur profit économique de 81%. Les entreprises focalisées sur le « long terme » investissent plus que les autres : elles ont dépensé près de 50% de plus que les autres en R&D sur la période 2001-2014, et n’ont pas coupé ce budget lors de la crise financière. En moyenne, leurs dépenses dans ce domaine ont augmenté annuellement de 8,5%, contre 3,7% pour les autres entreprises. Ces entreprises de « long terme » affichent par ailleurs une performance financière plus importante dans le temps : en moyenne, leur capitalisation boursière a augmenté de 7Mds$, et le rendement total pour leurs actionnaires était 50% supérieur. Elles ont également créé 12 000 emplois supplémentaires en moyenne.

Alors, quels sont les facteurs différenciants de ces entreprises ? De nombreuses études confirment que la prise en compte de critères extra-financiers, tels que la mixité 5, la diversité 6, ou encore les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) 7 sont directement corrélés à une performance boursière et à des résultats supérieurs à la moyenne. Il est donc essentiel d’intégrer des critères extra-financiers dans les stratégies des entreprises ainsi qu’au sein des décisions d’investissements prises par les investisseurs.

On peut noter que les trois quarts 8 des dirigeants d’entreprises européennes considèrent qu’ignorer le développement durable dans leur stratégie va affecter de manière négative la capacité de leur entreprise à créer de la valeur sur le long terme. Parallèlement, plus de trois quarts 9 des investisseurs déclarent que l’ESG joue un rôle grandissant ou devient une partie intégrante de leurs activités ; presque deux tiers des investisseurs déclarent que leur cadre d’investissement est aligné avec les  Objectifs de Développement Durable (ODD).

Pourquoi certaines parties prenantes de l’entreprise favorisent-elles le court termisme ?

Au sein des entreprises, on peut identifier plusieurs catégories d’acteurs : les salariés, les dirigeants, les managers ou top executives, et le Conseil d’Administration. En écartant les salariés, qui ont un intérêt évident à la pérennité de leur entreprise, on peut identifier plusieurs raisons qui conduisent au court termisme au sein de ces catégories d’acteurs.

Tout d’abord, il est surprenant de noter que, selon une étude conjointe du Focusing Capital on the Long Term Global et de McKinsey, 40% des dirigeants (Conseils d’Administration et Comités de direction) se désignent eux-mêmes comme l’une des principales sources de pression du court terme. 87% des répondants ont déclaré ressentir une forte pression pour démontrer une solide performance financière dans les deux ans 10.

Ensuite, le court termisme peut résulter de l’application de méthodes d’évaluation de projets d’investissement biaisées, reposant uniquement sur des données financières, et qui conduisent à une sous-estimation des bénéfices extra-financiers (par exemple : formation, réputation, etc..) 11. La compréhension possiblement erronée des bénéfices et risques extra-financiers peut également influencer ce type de décision. La prédominance d’une conception financière de l’entreprise et des rendements aux actionnaires a participé à l’essor et l’expansion de la formation MBA. En effet, la diffusion accrue du concept de « capitalisme actionnarial » depuis les années 1980 a renforcé le focus des investisseurs sur les performances trimestrielles et la maximisation d’un retour de court terme à l’actionnaire, au travers du dividende et du rachat d’actions.

Il faut également prendre en compte les objectifs et ambitions propres à ces catégories d’acteurs – dirigeants, managers, top executives, etc. – , et en particulier les incitations financières et leur horizon de temps. Les opportunistes ont pu rejeter des projets d’investissement de long terme afin de se concentrer sur des alternatives à court terme plus rentables, permettant de maximiser leurs objectifs. Les politiques de rémunération des dirigeants ont trop souvent privilégié les rendements financiers à court terme, ce qui était également dans l’intérêt personnel des managers, au taux de turnover élevé. Ces incitations pécuniaires viennent s’ajouter à un ensemble de pressions psychologiques incitant les dirigeants à favoriser le court terme : besoin de faire ses preuves rapidement pour établir ou maintenir une réputation, ou encore préférence naturelle pour les investissements aux rendements immédiats, plutôt que pour des projets risqués aux profits lointains 12.

Les investisseurs sont la seconde catégorie de parties prenantes responsables – selon un nombre important d’études – du court termisme. Ils forment une population variée et disparate – investisseurs institutionnels, asset managers, asset owners, hedge funds, private equity, activistes, traders, actionnaires individuels, actionnaires salariés – qui interagit en son propre sein, mais également avec les autres acteurs financiers du marché – agences de notation financière et extra-financière, banques d’affaires, analystes financiers, etc…  Certains investisseurs peuvent inciter les dirigeants à gonfler les indicateurs de performance de manière artificielle ou à modifier la stratégie de l’entreprise dans une optique de court-termisme ; d’autres promeuvent, au contraire, les investissements dans les moteurs de la croissance de demain et soutiennent la valeur boursière des entreprises avec une faible profitabilité immédiate mais de fortes perspectives.

L’ensemble de ces acteurs poursuivent des stratégies d’investissements aux objectifs très différents. Ces attentes multiformes accentuent la pression sur l’entreprise. De manière générale, on peut observer plusieurs facteurs communs :  plus ou moins grande aversion aux risques, focus à court terme résultant de la pression de certains asset owners sur les sociétés de gestion à constamment surperformer le marché, prise en compte – encore trop limitée – des facteurs extra-financiers créateurs de valeur sur le long terme, rémunération indexée sur des objectifs financiers de court terme, dilution de la responsabilité dans les décisions d’investissements en raison de cascades d’intermédiaires.

Il ne faudrait cependant pas négliger un ensemble d’autres facteurs qui expliquent la propension des dirigeants actuels à favoriser le court terme. Notons ainsi la forte pression d’un marché concurrentiel et de plus en plus imprévisible. La concurrence est ainsi citée par 51% des dirigeants comme un facteur déterminant pour démontrer une performance financière à court terme. La révolution digitale, la transition énergétique, le risque d’ubérisation, les risques géopolitiques – pour n’en citer que quelques-uns – sont autant de raisons qui obligent les dirigeants à réévaluer constamment leur stratégie. Leur réactivité est nécessaire à leur survie dans un monde devenu bien plus incertain.

Conclusion

Le court termisme – tel qu’examiné dans cette note – n’est pas un phénomène isolé, dont seraient responsables uniquement les investisseurs ou les entreprises. Il reflète plus globalement les interactions complexes et interdépendantes de plusieurs parties prenantes aux intérêts et moyens d’actions divers. Celles-ci se renforcent mutuellement, autoalimentant une dynamique négative : environnement concurrentiel, reporting à court terme et flot ininterrompu d’information incitent les entreprises à mettre en place des objectifs et indicateurs de court terme, à récompenser les décisions de court terme et à délaisser les opportunités de long terme. En retour, les investisseurs et le marché réagissent – eux aussi – sur un horizon à court terme, et vice versa.  

Il ne faut cependant pas oublier que la prise en compte du court terme est nécessaire pour s’adapter à un monde piloté en mode VICA : Volatilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté. Mais sa prépondérance est incompatible avec les exigences de durabilité de l’entreprise d’aujourd’hui. Il est donc nécessaire de le remettre à sa juste place : celle d’un indicateur de pilotage, une variable d’adaptabilité et d’agilité de l’entreprise aux défis à venir.

Le court terme n’est pas un obstacle au long terme, mais une condition nécessaire, dans un esprit de progression constante. Anticiper les défis futurs de l’entreprise – changements démographiques et sociaux, défis environnementaux, révolutions technologiques, intelligence artificielle et mutations économiques – suppose de mobiliser l’ensemble de ses potentialités, au travers notamment de son capital immatériel.

La nature systémique du court termisme appelle à une approche globale, avec de nouvelles pratiques pour orienter les principales parties prenantes vers des objectifs de plus long terme. Le management est un levier de changement puissant au sein des entreprises : son rôle est d’anticiper, permettant de piloter à court terme avec un horizon long terme constant.

Allier performance globale et externalités positives nécessite une conciliation durable entre intérêts individuels et collectifs, société et Société, horizons de court et long termes, ainsi qu’une responsabilisation collective de la chaîne d’investissement.

par les membres du Collège des Experts