ÉDITO | Médecins et économistes : un même regard sur le Risque ?

La crise du Covid-19 confronte brutalement des enjeux économiques et sanitaires.

Elle met aussi à nu d’étonnantes analogies entre ces deux univers.

Parmi celles-ci, la relation au risque – tant dans l’immédiateté de la crise que, demain, pour la prise en charge d’une nouvelle pandémie.

Au vif de la crise, lorsque la pandémie submerge les services de réanimation, l’heure est à l’appréciation des risques, à leur hiérarchisation. Face à de tels évènements, soudains et démesurés, une épidémie ou un krach boursier, nous sommes frappés par une similitude dans les réactions : le retour stupéfiant de l’empirisme.

Il faut dire que dans les deux cas, les chiffres foisonnent, mais perdent dans leur désordre la capacité à nous éclairer : pour l’épidémie de coronavirus, l’obsession est au nombre de décès en réanimation, vite confondu avec ceux survenus en EHPAD (certifiés Covid ? par qui ?), mais occultant soigneusement les très nombreux patients morts d’autres pathologies habituellement banales, victimes « illégitimes » d’un défaut de soins par temps d’obnubilation Covid…

Autre analogie entre crises, les chiffres sont assénés sans référence aucune, en particulier à un quelconque ordre de grandeur relative : sait-on par exemple, devant l’écran du 20h, qu’en temps normal, plus de 400 personnes meurent chaque jour en France de cause cardiovasculaire ? Chiffre « accessoirement » augmenté au moins de 30% depuis le début du confinement selon une estimation de la Société Française de Cardiologie…

Et devant la rapidité de la progression du virus – comme d’un effondrement boursier, par exemple, les modèles connus sont dépassés : modèles de gestion hospitalière, comme modèles économiques, se révèlent caduques.

Il faut donc se résoudre à agir, en grande partie à l’aveugle, à improviser des solutions, loin des « process » : c’est le retour de l’empirisme, voire du système D. Les datas ne sont plus notre Graal, leur propre finalité, ils ne trônent plus en majesté, mais se mettent plus modestement au service d’une gestion de crise. D’ailleurs, qu’il s’agisse d’une crise sanitaire ou économique, toute comptabilité instantanée se révèle peu instructive : mêmes biais, l’exagération des tendances par les algorithmes, ou l’obsession aveuglante de certains chiffres plus fétiches qu’indicateurs – par exemple, le « nombre de nouveaux cas » ânonné chaque soir : quels « cas » ? symptomatiques ? et quid des asymptomatiques en l’absence de tests systématiques ?

Pour échapper à l’empirisme, et maîtriser la machine emballée, il faudra du temps, et comme lors d’une crise économique, les « nouveaux » outils, tels l’IA, ne deviendront opportuns qu’avec le recul de l’observation.

Car bon an mal an, la crise sanitaire, comme pour un krach boursier, sera traversée. Mais que nous réserve l’avenir ? Au sortir de la crise, la relation au risque change de focale : aléas du déconfinement, retour de la pandémie, futurs hivers et leurs nouveaux virus mutants…

Nous pouvons ignorer tout risque à venir.

Nous pouvons prétendre l’évaluer : mais cela ne peut concerner, comme l’écrit David Vallat, que « l’inconnu prévisible, l’inconnu connu ».

Mais que faire d’un « cygne noir », sanitaire ou économique ? Faut-il dans sa perspective surjouer la prudence, construire un monde au redoutable « risque 0 » ?

Ici encore, médecins et acteurs économiques se rejoignent, autour de deux convictions qui les distinguent radicalement des politiques.

D’une part, la lucidité quant au caractère inévitable de l’Incertitude : ni économie ni médecine ne sont des sciences exactes, les meilleurs assument leurs méconnaissances, tel Jean-François Delfraissy, éminent virologue, répétant à plusieurs reprises la formule « je ne sais pas » en réponse à des élus décontenancés.

D’autre part, l’audace de soulever le problème de fond, tabou, notre choix de société.

A ce propos, une analyse purement financière, évaluant notre économie de la santé, fait converger bien plus qu’on ne le croit à priori médecins et économistes.

Premièrement, le pragmatisme leur est commun. C’est ainsi que le grand public – et les politiques soucieux de leur image vertueuse – découvre avec épouvante que c’est la même « logique » qui conduit une entreprise à l’abandon dramatique d’un grand site industriel jugé peu productif, et incite un réanimateur à refuser de déployer des moyens techniques dispendieux pour un vieillard présentant de multiples facteurs de risque… La médecine, ainsi exposée « à chaud », tendue vers l’efficacité, ne se confond pas avec la compassion, ou la solidarité.

Deuxièmement, ni médecins ni économistes ne peuvent comprendre les multiples paradoxes du discours médiatico-politique.

Le scandale de la rémunération des professionnels de santé dans notre pays, une des plus basses de l’OCDE (médecins compris) semble ainsi flagrant, à l’aune d’une analyse purement économique du niveau de qualification ou de la productivité – à ce propos, infirmières et médecins ne se font aucune illusion, les applaudissements de 20h seront vite oubliés…

Quant aux vrais arbitrages, ils sont régulièrement occultés.

Faut-il vraiment dépenser des fortunes pour faire vivre à tout prix un très grand prématuré à haut risque de séquelles neurologiques ? Faudra-t-il à l’avenir entretenir un parc de 10, 15, pourquoi pas 20 000 respirateurs en attendant le prochain virus ?

Et que penser en tant que médecin – ou analyste économique – du formidable écart de moyens avec les pays en voie de développement ? La seule prise en charge par dialyse des insuffisants rénaux de plus de 75 ans en Europe pourrait largement financer la recherche délaissée contre le paludisme, maladie qui tue dans le reste du monde un enfant toutes les deux minutes… Ici, l’éthique rejoint le pragmatisme.

Incidemment, il est piquant de constater que l’intérêt de l’Occident riche et surmédicalisé serait aujourd’hui à un partage rapide de ses moyens avec le reste du monde, tant la probabilité de futures pandémies à points de départ « exotiques » est élevée…

Notre choix de société est aussi bien sûr d’ordre « philosophique », et là encore, acteurs économiques et médecins semblent réfléchir dans le même sens, en s’opposant clairement à la dictature du principe de précaution. Les politiques ont ainsi choisi pour acronyme d’un des deux comités en charge du Covid-19 le terme C.A.R.E, du nom de cette société ouatée qui a leur préférence.

Concrètement, nous sommes piégés ces jours-ci dans l’engrenage du confinement, le « gouvernement des corps » redouté par Michel Foucault, expérience – au sens plein du terme ! – tout à fait inédite : le seul confinement indiscutablement efficace est bien un confinement à vie, et quelle vie, masquée et hydro-alcoolisée. L’inverse de ce que Jan Patocka appelait « la vie dans l’amplitude ». Survie économique et bon sens médical sont ainsi, ensemble dans la même barque, sévèrement malmenés.

A travers leur relation au risque, acteurs économiques et acteurs de la santé se révèlent proches par leurs méthodologies (et leurs limites), leur pragmatisme (parfois brutal, mais fécond).

Certains médecins, par exemple en chirurgie lourde, apprivoisent presque chaque jour des « cygnes noirs » : « tout vous arrivera, car tout m’est arrivé », avait coutume de dire à ses élèves Francis Fontan, un des pères fondateurs de la chirurgie cardiaque. Pourrait-on imaginer de croiser les expériences, entre économie et médecine, pour inventer et assumer un « nouvel » empirisme, du 21ème siècle, où technologies et datas ne prétendent plus maîtriser le monde, mais redeviennent des outils « ajustés au réel », au service du bon sens, et d’une pleine humanité, riche de risques et de sens.

Anaïs Nin écrivait dans les années 40 ce qui pourrait être, en médecine comme en économie, le chant du ralliement à un « camp du Risque » : « Je fais reculer la mort à force de vivre, de souffrir, de me tromper, de risquer, de donner et de perdre. »

par Jean-Charles Vernhet, Chirurgien cardiaque, Membre du Collège des Experts de l’ICR et représentant de la société civile