AG virtuelles : un déni de démocratie
Rendant impossibles les réunions physiques, la crise du COVID-19 a amené le gouvernement à autoriser les entreprises à tenir leurs Assemblées Générales jusqu’au 30 septembre 2020, ou à défaut de les organiser par vidéoconférences. La plupart des sociétés cotées ont préféré opter pour des Assemblées virtuelles avant le 30 juin ; les reporter aurait décalé le vote des actionnaires sur des sujets « sensibles » comme le paiement du dividende ou le Say on Pay au titre de 2019 et de 2020 pour les dirigeants.
Au 15 juin, toutes les sociétés n’avaient pas encore organisé leur Assemblée Générale. Pour celles qui l’ont tenue, la surprise est venue de la manière dont elles l’ont « orchestrée », et plus spécifiquement – de façon non exhaustive : pas de retransmission pour Publicis et ST Microelectronics, les Assemblées Générales étaient préenregistrées ; un accès à l’Assemblée sans vidéo des dirigeants chez Dassault Systèmes ; une retransmission en direct, mais sans réponse aux questions écrites – accessibles uniquement sur les sites internet – chez Safran ou Vinci ; une retransmission en direct avec réponses à certaines questions écrites chez Carrefour, Orange, Saint-Gobain ou Schneider Electric ; une retransmission en direct avec réponses aux questions écrites posées sur un site dédié créé chez Boursorama, et choisies par un de leur journaliste qui les soumettait au Président lors de l’AG de Total. La réponse aux questions posées par les actionnaires et regroupées par thématiques grâce à l’intelligence artificielle chez Air Liquide.
Cet exercice, certes difficile pour les dirigeants, a montré toute sa limite. Il ne permet en aucune façon une expression de la démocratie actionnariale, ne serait-ce que parce que les dirigeants ont bien évidemment réagi en fonction de leur interprétation des contraintes juridiques – difficile aujourd’hui d’identifier en « live » un actionnaire – mais aussi de la façon dont ils souhaitaient échanger avec leurs actionnaires. À cet égard, félicitation à Orange qui a permis aux internautes de poser leurs questions par « chat », tandis que Total a opté pour le passage par un journaliste, preuves qu’il était bien possible d’organiser un dialogue même virtuel !
Depuis 2004, nous assistons à toutes les Assemblées Générales des entreprises du CAC 40. Nombreux sont ceux qui s’en étonnent car ils considèrent que cela n’a d’intérêt que pour les « petits actionnaires avides de cadeaux ou de cocktails ». Nous pensons au contraire que c’est un moment central de la vie d’une entreprise, qui oblige les dirigeants à présenter à tous leurs actionnaires leur stratégie, à leur rendre compte et à demander leur approbation. Cela est bien évidemment possible en virtuel, comme cette année.
Mais il manque ce que nous pourrions appeler « l’âme » de la société qui s’exprime, dans la salle, par les réactions directes aux présentations, discours et questions posées, voire par les sifflets ou encouragements des actionnaires, ou par les interventions des salariés à l’entrée de l’Assemblée pour critiquer des décisions de l’entreprise. Exercice formaté certes, mais aussi le seul moment où tous les administrateurs qui assistent à l’Assemblée Générale peuvent « prendre le pouls » des actionnaires, « sentir » leurs réactions autrement que par la presse ou ce qu’en rapportent les dirigeants à l’issue de leurs rencontres avec les investisseurs individuels ou professionnels.
Rappelez-vous lors des Assemblées Générales des banques françaises avant la crise de 2008, après cette crise ou encore depuis 3 ans : les questions des « petits actionnaires » lors de ces Assemblées Générales étaient pour la plupart « sensées ». Les faits leur ont souvent donné raison…
Cette année, dans le cas de situations « sensibles » comme Lagardère, les scrutateurs ont été le Président et le Directeur financier et non pas le premier actionnaire ; les questions écrites des « actionnaires contestataires », des attaques personnelles sans possibilité de réponse.
Certaines questions peuvent être personnelles ou peu intéressantes, mais il y en a toujours qui sont pleines de bon sens et à même de faire réfléchir l’ensemble des participants : actionnaires, administrateurs, dirigeants et salariés.
Certains voudraient généraliser ces Assemblées Générales virtuelles car elles sont moins coûteuses et vont « dans le sens de l’histoire ». Nous pensons bien au contraire qu’une telle décision serait un retour en arrière de la démocratie actionnariale. Particulièrement à l’heure où les entreprises françaises ont besoin d’investisseurs de long terme, rôle joué par les actionnaires individuels. Particulièrement quand les dirigeants des grandes entreprises sont si « puissants » et que certains pourraient en profiter pour limiter l’expression de leurs actionnaires, ne laissant alors plus la place qu’aux médias ou à la justice pour servir de contre-pouvoirs. Ce qui aboutirait à la négation du rôle – et de la responsabilité – des « co-propriétaires » que nous sommes en tant qu’actionnaires d’une société cotée ou non cotée.
par Olivier de Guerre, Président de Phitrust