Démocratie actionnariale en temps de COVID-19 ?
Le bilan est intéressant malgré les craintes liées à la tenue des Assemblées Générales à huis clos.
Tout plaidait pour une année 2020 exceptionnelle du point de vue du dialogue actionnarial, sous l’effet attendu de l’exercice de transcription de la directive shareholders et de la loi PACTE. Et puis il y a eu le COVID-19 et des décisions prises en urgence ont permis aux entreprises d’organiser leur Assemblée Générale en tenant compte de ces circonstances exceptionnelles. Chaque entreprise s’est dès lors positionnée dans ce cadre – au demeurant souple – avec 3/4 d’Assemblées Générales tenues à huis clos (SBF 120). Cependant il y a bien huis clos et huis clos : si les questions écrites sont la règle, 7 entreprises ont fait l’effort d’un dialogue interactif audio ou vidéo, ce qui prouve que cela était possible. Les craintes étaient importantes quant à l’effet sur le dialogue actionnarial et elles ont fait couler beaucoup d’encre en début de confinement. Phitrust a d’ailleurs demandé le 18 mars dernier un report systématique des Assemblées Générales, de même que Proxinvest, entre autres.
Des actionnaires attentifs et engagés
Il apparait, à l’aune des communiqués de presse, de la préparation des Assemblées Générales et de leur tenue, que les actionnaires activistes se sont adaptés et ont réussi à demander aux entreprises de se positionner, de détailler et de compléter un certain nombre de sujets considérés par eux comme prégnants. Au 30 juin 2020, 137 résolutions ont été votées à moins de 80% et 19 retoquées, la majorité d’entre elles portant sur les rémunérations.
On peut noter que l’art du questionnement a été utilisé brillamment par les actionnaires activistes cette année. Le Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) a par exemple lancé en début de saison une campagne de 12 questions écrites envoyées aux entreprises du CAC 40 sur les sujets environnementaux, sociaux et de gouvernance, notamment sur leurs activités non-compatibles avec l’accord de Paris, leur politique fiscale, ou encore les écarts de rémunérations. Il a pris le soin de le faire publiquement et à l’avance, afin de permettre la mobilisation.
L’adaptation rapide des politiques de vote des proxys advisors a également aidé les actionnaires à se positionner dans leur vote en cette période inédite. À titre d’exemple, l’Institutionnal Shareholders Services (ISS) publiait dès le 8 avril un correctif intitulé « Impacts of the COVID-19 Pandemic ISS Policy Guidance ».
Enfin, la difficulté à déposer des résolutions externes cette année n’a pas stoppé les actionnaires activistes. Une trentaine de résolutions externes ont été déposées, dont une reprise par l’entreprise, chez Total. Le Groupe a ainsi fait voter par ses actionnaires, en 14ème résolution, l’inscription de la responsabilité environnementale et sociale dans les missions de son Conseil d’administration. Phitrust s’en est officiellement réjouit dans un communiqué en date du 7 mai.
Et la suite ?
On s’interrogera légitimement sur le « post-COVID » en gouvernance d’entreprise, comme dans de nombreux autres domaines. En matière de dialogue actionnarial, on notera peut-être plus particulièrement deux tendances fortes :
Une revendication juridique portée par un nombre croissant d’acteurs pour faciliter le dépôt de résolutions, soit en baissant le seuil permettant de déposer une résolution à 0,3%, soit en donnant la possibilité à une coalition de 100 actionnaires de proposer des projets de résolutions. L’Autorité des marchés financiers (AMF) n’est pas hostile – loin de là – à des évolutions en la matière.
Un examen attentif de la « décence » des rémunérations, qui, s’il s’est évidemment réalisé cette année dans un contexte spécifique de baisse de résultats pour la plupart des entreprises, a également ouvert une porte qui ne se refermera pas de sitôt, d’autant plus que les ratios d’équité facilitent désormais les comparaisons. Au-delà, si elles aussi s’expliquent par le contexte, les propositions de constitution de fonds de solidarité en lieu et place du versement de dividendes amorcent un mouvement de fond sur la juste répartition de la richesse créée.
Une préoccupation forte d’intégration de la RSE au cœur de la stratégie, voire un questionnement sur la mission de l’entreprise, bien qu’il ne soit pas demandé que chaque entreprise se prononce statutairement à ce sujet.
Au final, espérons que la crise permettra à l’affrontement assez classique dans notre société française de laisser place à une collaboration de la direction avec son Conseil et, au-delà, d’un dialogue non contraint avec ses actionnaires et ses parties prenantes – lors des Assemblées Générales mais également au fil de l’eau. Comme le soulignait de manière engagée Jean-Dominique Sénard, Président de Renault, vice-président de Nissan et co-auteur avec Nicole Notat du rapport Entreprise et intérêt général : « L’engagement de l’entreprise dans un capitalisme responsable est l’affaire de tous » !
par Viviane de Beaufort, Professeure à l’ESSEC Business School