Tribune | Eliane Rouyer-Chevalier

La crise sanitaire que nous sommes en train de traverser a pris tout le monde de vitesse. Elle a modifié assez fondamentalement, avec une rapidité insoupçonnée, les processus de décisions dans les entreprises et interpelle plus généralement la gouvernance elle-même.

En à peine quelques semaines, alors que les Conseils d’administration avaient acté plus tôt les projets de résolutions proposés aux Assemblées Générales des actionnaires, prévues entre avril et juin, sur les sujets majeurs et sensibles comme la distribution de dividendes et la rémunération des dirigeants, la crise a imposé un réexamen des résolutions projetées à la lumière de l’arrêt total de l’activité et de ses répercussions aux plans économique, social et réputationnel. Du jamais vu !

De nouvelles réunions des Comités de rémunération et des Conseils d’administration ont été ainsi programmées pour revoir ces deux points au regard de la situation de trésorerie, du climat social, des aides de l’Etat exigeant des contreparties sur la rémunération des dirigeants mandataires sociaux et la distribution de dividendes aux actionnaires, injonctions également relayées par l’Afep, sans parler de la BCE dans le domaine bancaire.

Précipité de démagogie ? Liaison rapide et inappropriée entre les deux sujets ?

Toujours est-il qu’un bon nombre d’administrateurs ont dû se prononcer sur la question. Ainsi, au sein du CAC 40, les trois quart des sociétés ont réduit, suspendu, voire supprimé le montant des dividendes à verser aux actionnaires. Une douzaine ont revu à la baisse les rémunérations des exécutifs, mandataires sociaux – avec parfois la solidarité du Comex – sous des formes très variées de quelques mois à la totalité de l’année 2020, sur la rémunération fixe ou variable ou les Incentive Plan à long terme, et pour certaines ont revu à la baisse également les jetons de présence alloués aux administrateurs.

Nous pourrions nous féliciter collectivement d’un bel acte de solidarité ainsi que d’une gouvernance présente et réactive. Cependant, attention à l’arbre qui cache la forêt.

Ce que nous apprend déjà la lecture attentive des votes aux résolutions proposées aux Assemblées Générales de 2018 et 2019 est intéressant quant à l’adhésion des actionnaires sur le niveau de rémunération des dirigeants. Ainsi, si l’on s’en tient à la part des votes exprimés par les actionnaires non représentés au Conseil d’administration au cours des Assemblées Générales des sociétés du SBF 120 tenues en 2019, on constate que sur le Say on Pay Ex post, 43% des résolutions recueillent moins de 80% d’acceptation. Cette part est de 37% sur le Say on Pay Ex ante. Ce taux arbitraire de 80% est celui qui est censé manifester – dès lors qu’il se situe en-deçà – un taux de mécontentement important. Il est caché bien souvent par un taux facial d’approbation plus élevé provenant des votes agrégés avec les actionnaires de référence.

En ce qui concerne la campagne très particulière des Assemblées Générales 2020, puisqu’elles se sont déroulées à huis clos et alors que toutes ne se sont pas encore tenues à l’heure de la rédaction de ce papier, le nombre des résolutions contestées ou rejetées reste élevé. Une sur dix environ a recueilli un taux d’approbation inférieur à 80 % et la moitié d’entre elles portent sur la rémunération Ex Post et Ex Ante des dirigeants. Alors même que nombre d’entre eux avaient annoncé une baisse de leurs rémunérations pour cause de COVID-19. On a pu voir des scores à moins de 70%. Fait rarissime, la rémunération d’un ancien directeur général d’une grande multinationale a été rejetée. Pour une autre société, les stock-options n’ont pas été approuvées. Ou encore, telle convention réglementée n’a pas été renouvelée ou bien un administrateur n’a pas été réélu chez telle autre.

Alors, mouvement d’humeur ou tendance de fond ?

Ces manifestations de la part des investisseurs appellent à la remise en cause en profondeur des pratiques. Et au-delà du rapport entre investisseurs et émetteurs, la crise sanitaire qui engendre une crise économique et sociale d’une ampleur inégalée va rebattre les cartes, toutes les cartes, appelant à un nouvel équilibre avec les parties prenantes.

L’engagement et la responsabilité de chacun vont être jaugés à l’aune de leur responsabilité dans les prises de décisions et leur capacité à rendre compte : l’apporteur de capitaux qui cherche à rémunérer sa prise de risque capitaliste, les dirigeants dans leur capacité à gérer l’entreprise dans un environnement de plus en plus complexe et incertain, les collaborateurs dans leur engagement et dans leur participation aux décisions, les fournisseurs dans leur recherche d’efficacité et d’innovation, les clients dans l’acceptabilité des prix des biens et des services produits. Tous autant qu’ils sont, devront s’interroger sur le partage de la valeur créée.

Les mois – et fort probablement les années – qui s’annoncent ne permettront pas de revenir aux mêmes niveaux de rentabilité connus jusqu’en 2019. Les exigences des uns et des autres devront nécessairement être revues à la baisse.

La question, en définitive, que devront se poser dirigeants, administrateurs et investisseurs, sera moins le retour à une maximisation du profit que de répondre à la question fondamentale du niveau de profit recherché. Celui à réaliser pour rémunérer de manière décente, juste, les contributeurs qui permettent à l’entreprise de tourner, de jouer son rôle de citoyen employeur, de fournisseur de biens et services raisonnés, de juste rémunération des apporteurs de capitaux qui prennent véritablement le risque entrepreneurial, loin des fonds passifs qui suivent aveuglement un index.

La question de la rémunération des leaders comme celle des apporteurs de fonds touche au cœur même du capitalisme. Elle appelle à des réponses transparentes sur la structure même des rémunérations, pas seulement bornées aux performances strictement financières, mais incluant les mesures d’impact sur l’humain et sur la planète. C’est ce que demande la société civile. Ne pas y répondre, c’est ne pas donner une chance au capitalisme de montrer qu’il sait être responsable.

Ce que nous venons de vivre démontre une capacité de réaction immédiate, solidaire, réaliste. L’entreprise est attendue au tournant dans sa façon de vivre et d’incarner sa raison d’être, le Business Purpose. Pour qu’elle soit crédible de façon à maintenir ou le cas échéant à restaurer la confiance, l’exigence de cohérence est primordiale. Tous les signaux émis seront décortiqués, analysés. Les administrateurs devront répondre et défendre les décisions prises. En particulier ce qui est très visible, comme la rémunération attribuée aux décideurs. Cohérence, justice, et équité seront les maîtres mots pour renouer avec la confiance.