Les nouvelles responsabilités
Les différentes formes de capitalisme qui se sont développées à travers l’histoire, – capitalisme marchand, capitalisme industriel, capitalisme financier – ont abordé de manière très diverse la notion de responsabilité. Mais sur la période récente, deux formes de capitalisme se sont imposées. D’une part, le capitalisme d’Etat chinois, fondé sur le contrôle de l’économie par le politique et la restriction des libertés. Dans cette perspective, la responsabilité du capitalisme est d’être un instrument au service de « l’Etat socialiste de dictature démocratique populaire », comme le stipule l’article premier de la Constitution chinoise. D’autre part, dans le monde occidental, le capitalisme financier anglo-saxon, fondé sur l’idée que sa seule responsabilité est de créer de la richesse.
Elargissement du champ de responsabilités
Le capitalisme à dominante financière a cependant été doublement contesté dans le monde occidental. D’une part, en termes d’acceptabilité sociale : le creusement des inégalités, dans certains cas très caricaturales, a suscité le rejet et différentes réactions populaires voire populistes dans différents pays. D’autre part, en termes d’efficacité : le partage très déséquilibré de la valeur ajoutée, orientée uniquement au profit des actionnaires, s’est opéré au détriment des salariés (moindre pouvoir d’achat, et donc moindre chiffre d’affaires pour les entreprises) et de l’investissement (moindre croissance à long terme).
Ce capitalisme, uniquement responsable d’accroître ses profits, s’est par ailleurs trouvé en porte-à-faux avec l’émergence de certaines tendances et valeurs dans la société : la sensibilité aux problématiques d’environnement, le souci de l’intégration et de la diversité des populations, le questionnement sur les pratiques de gouvernance et de partage du pouvoir dans les entreprises.
Et c’est ainsi que le champ de responsabilité associé au capitalisme s’est progressivement élargi. La notion de capitalisme responsable s’est alors développée, apparaissant comme une alternative crédible au capitalisme d’Etat chinois et au capitalisme anglo-saxon. Ce capitalisme responsable a affirmé son « contre-modèle » autour de différents piliers : d’abord, la notion de « raison d’Etre ». Dans le rapport rédigé avec Nicole Notat, intitulé « l’entreprise, objet d’intérêt collectif » remis aux pouvoirs publics en 2018, nous avions fait figurer cette notion, qui a été reprise dans la loi Pacte. Il est intéressant de noter les différences liées à la culture des pays : les enjeux écologiques sont aujourd’hui bien intégrés dans les entreprises anglo-saxonnes, mais beaucoup moins les enjeux sociaux ; autre idée du capitalisme responsable : l’importance des parties prenantes et le passage d’une logique court-termiste et concentrée sur les seuls ratios financiers, à une logique de long terme qui évalue l’ensemble des impacts de l’entreprise ; enfin, le capitalisme responsable entend répondre à une attente de plus en plus « politique », et intègre dans son champ de responsabilité la défense de l’intérêt général et la recherche du bien commun.
Un capitalisme du sens
Les responsabilités du capitalisme se sont donc considérablement élargies. Ce qui rend légitime la question de son efficacité. En effet, parce qu’il travaille dans une vision de long terme, parce qu’il s’engage en faveur de l’environnement, de la diversité, parce qu’il investit dans les compétences, parce qu’il intègre dans sa stratégie toutes les parties prenantes, le capitalisme responsable s’impose des contraintes et des coûts dont ne s’encombre pas le capitalisme friedmanien. Certains pourraient ainsi soutenir l’idée que le capitalisme responsable souffre d’un handicap concurrentiel.
Et pourtant, ce handicap est largement contrebalancé par le formidable atout dont il bénéficie : il donne du sens. Et ce sens est directement un levier de performance, à tous les niveaux. Ainsi, une entreprise reposant sur les principes du capitalisme responsable bénéficie d’une marque employeur plus attractive, ce qui lui permet de recruter les meilleurs salariés et de les fidéliser plus facilement. Sa marque commerciale est également plus forte, car à produit équivalent, les initiatives sociales et environnementales porteuses de sens font pencher le choix des clients. Sa marque financière est enfin plus robuste, la pratique du capitalisme responsable donnant accès à des facilités de financement.
Bien sûr, le capitalisme responsable doit encore consolider son modèle. Il doit réussir différents défis comme celui de dépasser l’opportunisme. Depuis la loi Pacte, la Raison d’Être, la recherche de sens, les parties prenantes sont des notions qui se sont imposées, pour ne pas dire banalisées. Parce qu’elles sont devenues incontournables, certaines entreprises peuvent être tentées de les instrumentaliser, de les utiliser de façon tactique. C’est un risque qui existe, même s’il me semble mineur : nous vivons dans une époque hyper-transparente, où il est en effet de plus en plus difficile de tricher.
L’enjeu de l’échelle européenne
Un autre défi de taille pour le capitalisme responsable est d’atteindre une masse critique : au-delà de l’approche nationale, c’est au niveau du continent européen qu’il doit se développer, afin de capitaliser sur l’effet d’échelle de la deuxième zone économique du monde. Avec près de 18% du PIB mondial, l’Europe devance encore (de peu !) l’économie chinoise (17,4%). Ainsi, c’est à son niveau que doit se développer un vaste mouvement favorisant les entreprises qui respectent les valeurs du capitalisme responsable, en facilitant leur accès aux financements et à l’investissement.
Nous devons donc créer un marché financier puissant, reposant notamment sur la création d’un fonds de pension européen, complétant la retraite des Européens tout en apportant des capitaux aux entreprises responsables. L’Europe doit également définir les critères ESG qui constituent le socle commun de nos valeurs, et conditionner les aides nationales ou européennes au respect de ces exigences, tout en instaurant un code de bonne conduite des agences de notation extra-financière.
Jean-Dominique Senard
Président du Conseil d’administration de Renault Group