L’Europe doit imposer ses standards de responsabilité

Interview de Bruno Le Maire
Ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance.

Caroline de La Marnierre et Stéphane Marchand (ICR) : Avec les nouvelles directives européennes qui s’appliquent – ou vont s’appliquer – aux entreprises et investisseurs en matière de responsabilités environnementales et sociales (Taxonomies verte et sociale, CSRD, SFRD…), pensez vous que nous posséderons enfin un langage commun de l’ESG à l’échelle du continent, voire du monde ?

Bruno Lemaire : Les standards sociaux et environnementaux qui s’appliquent aux entreprises sont les nerfs de la guerre, pour lutter contre le réchauffement climatique et pour redistribuer plus justement les richesses que nous produisons.

La définition de ces standards fait l’objet d’un débat idéologique, politique et économique profond, entre la conception européenne, la conception américaine et les conceptions asiatiques de la responsabilité des entreprises et de leurs activités.

A ce titre, je suis convaincu que les standards définis par les Etats européens doivent s’imposer, en matière environnementale, sociale, sociétale et de gouvernance.

L’enjeu climatique et social est fondamental, parce que nos standards sont les plus complets et les plus ambitieux. Les entreprises concernées publieront leurs informations de manière plus transparente. L’éco-blanchiment sera, quant à lui, drastiquement combattu : le caractère durable d’une activité économique sera précisément défini et évalué par les indicateurs issus de la taxonomie verte, qui s’apprête à être conclue.

L’enjeu économique et financier est lui aussi important : nous pourrons nous appuyer sur nos propres standards, alors que nous dépendons depuis trop longtemps de normes étrangères pour réguler nos marchés européens.

En prenant la présidence de l’Union européenne en ce début 2022, la France a un rôle central à jouer sur le sujet. Elle mènera les négociations européennes sur la définition de la directive CSRD, qui sera le socle de notre nouveau langage commun.

Une fois adoptés par les Etats européens, ces standards seront utilisés obligatoirement par près de 50 000 entreprises, et par toutes les PME volontaires.

ICR : L’Europe sera-t-elle alors capable de proposer un modèle de capitalisme conforme aux valeurs qu’elle affiche et réellement différent à la fois du capitalisme financier anglo-saxon et du capitalisme d’état chinois ?

Le 21e siècle est et continuera d’être dominé par les hyperpuissances politiques, économiques et technologiques de notre monde. Je les qualifie même d’empires. Les Etats-Unis et la Chine sont les deux empires nationaux qui domineront le 21e siècle. L’Europe peut et doit devenir le troisième empire de notre siècle, un empire de nations.

Pour cela, l’Europe doit avoir plus de courage, plus de volonté politique, et plus d’ambition. Nous Européens, devons bâtir ensemble un nouveau capitalisme, qui corresponde à nos valeurs. Il sera différent du capitalisme financier anglo-saxon, comme du capitalisme d’état chinois.

Nous devons avoir l’ambition de bâtir le capitalisme du 21e siècle, un capitalisme qui réconcilie croissance et respect de l’environnement, et qui réunit emploi et justice sociale.

Pour répondre à cet enjeu, nous devons continuer de fonder notre vision sur la « double matérialité ». Concrètement, nous croyons que les défis environnementaux ne pourront être relevés que si les aspects sociaux sont aussi pris en compte, par l’Etat, par les citoyens et par les entreprises.

C’est la raison pour laquelle il est fondamental d’associer les entreprises à toutes nos réflexions et à tous nos travaux. Nous devons les aider à mesurer les conséquences financières et toutes les conséquences extra-financières de leurs activités ; et nous devons les accompagner dans l’évolution de leur modèle d’affaires et de leur gouvernance.

En Europe, la France est à la pointe du sujet. La loi PACTE a introduit, en droit français, les notions de raison d’être et de société à mission, dont les entreprises sont libres de s’emparer. Nos résultats en la matière sont très prometteurs. A la fin du 1er semestre 2021, on dénombre 186 sociétés à mission, un nombre triplé depuis octobre 2020.

La Commission européenne prépare, elle aussi, un texte sur la gouvernance durable des entreprises. Il inclura un volet sur le devoir de vigilance, inspiré de l’expérience pionnière de la France en la matière.

ICR : Il y a quelques mois, votre ministère a lancé la plateforme « Impact » pour permettre aux entreprises de toutes tailles de se préparer aux nouvelles directives européennes. Quelles sont vos ambitions pour cette initiative sur le moyen terme ? Plus généralement, êtes-vous satisfait de la mobilisation des entreprises françaises autour des enjeux de responsabilités
ESG ?

La problématique cruciale pour faire face à l’enjeu, c’est celle de la donnée ESG. C’est une problématique à plusieurs tiroirs. Il s’agit d’abord d’un enjeu de normes. L’Europe porte l’ambitieux agenda de normalisation de l’information ESG, qui doit refléter notre vision du monde. Il s’agit ensuite d’un enjeu de régulation. L’influence des agences de notation ESG sur les marchés financiers est de plus en plus importante. Ces agences doivent être régulées. C’est la position que la France porte depuis longtemps. Je me félicite que l’Union européenne s’empare du sujet.

Enfin et surtout, il s’agit d’un enjeu de souveraineté. Aucun géant de la donnée ou presque, n’est européen. Cela pose une problématique majeure, en termes d’accès et de maîtrise des données de nos citoyens, de nos entreprises et de nos Etats. Or au 21e siècle, un principe simple prime : il n’y a pas d’indépendance politique, sans indépendance technologique ni dans la maîtrise de ses données.

C’est pourquoi la France et nos partenaires européens font émerger des dizaines de licornes, qui seront nos champions numériques de demain. C’est pourquoi aussi, la France et l’Allemagne ont lancé Gaia-x, notre cloud numérique de confiance, qu’ont rejoint la plupart des autres Etats membres et des centaines d’entreprises européennes.

Et c’est pourquoi, pour aider nos entreprises à se mobiliser sur les enjeux de responsabilités ESG, l’Union européenne a lancé le point d’accès européen unique, qui doit permettre d’ouvrir les marchés ESG à une plus grande diversité d’acteurs. Au niveau français, nous avons lancé la plateforme Impact pour ouvrir la voie. Elle accompagnera notamment les plus petites structures qui, sans être concernées par les futures obligations de transparence, souhaitent prendre toute leur part à cette dynamique.