Méfions-nous des utopies, donnons du sens

« Deux dangers menacent le monde : le premier c’est le désordre et le deuxième c’est l’ordre » disait Paul Valéry. On sait que, dans une société chaotique on donne le pouvoir à un processus de socialisation archaïque : la loi du plus fort. On sait que dans une société désespérée on donne le pouvoir à un vendeur d’espoir, un gourou qui nous escroque. Nous avons donc besoin d’un ordre économique, culturel et même spirituel sacré ou laïque. Une société ne peut pas se passer d’une tête capitale qui ordonne le corps social.

Cette nécessité a organisé, au XIXe siècle, en Europe, un capitalisme irresponsable où les mineurs de fond travaillaient quinze heures par jour avant de mourir de silicose à 50 ans. Encore aujourd’hui, sur d’autres continents, des enfants sans famille et sans école travaillent dix à douze heures par jour.

Aujourd’hui, on envisage plutôt de coordonner le capital et le corps social. Quand un employé se sent responsable dans son entreprise, il s’y investit et améliore son efficacité pour le bonheur de tous. Quand il donne sens à son travail, il modifie la manière dont il ressent ses efforts. « Ça vaut la peine » dit-il.

Le virage vers un capitalisme responsable se mettait déjà en place quand le virus a frappé. Le choc économique et psychologique a mis en lumière la nécessité de mettre en place des facteurs de protection avant un trauma : estime de soi et aisance dans les relations professionnelles qui aident à mieux affronter l’impact. Quand il faudra se remettre à vivre, les deux mots clés de la résilience seront le soutien et le sens donné à l’épreuve. L’évolution reprendra, mais elle aura nécessité des changements qui passionnent certains et angoissent d’autres.

En Europe, on ne fabrique plus du social avec sa force physique et sa violence, qui n’ont plus de valeur adaptative. C’est notre art de la relation qui fait fonctionner le groupe et c’est l’école qui la hiérarchise. Mais le virus a désorganisé l’université et les écoles professionnelles assouplissent l’ordre des entreprises.

Est-ce une nouvelle société qui se met en place ? Méfions-nous des utopies, qui sont souvent criminelles en voulant imposer leur ordre et espérons que l’évolution récente sera efficace et passionnante.

Boris Cyrulnik
Neuropsychiatre et expert de la résilience