Quel est le juste niveau de profit ? Le nouveau capitalisme devra répondre.
Aujourd’hui, devant les nouvelles formes de rareté et d’abondance que nous avons à gérer collectivement (rareté de ressources naturelles, rareté de prospérités communes, surabondance de capitaux financiers), avec la taille et l’influence grandissante des entreprises multinationales dont certaines égalent voire dépassent certains pays, compte tenu de la fulgurance de la nouvelle économie digitale qui transforme l’équation de la création de la valeur, de nouvelles lois du profit doivent être écrites pour que la création cesse de soupirer et que l’humanité invente les chemins qui mènent vers une prospérité mutuelle.
Le nouvel horizon de l’économie n’est plus la maximisation du profit pour les actionnaires (comme l’avait conçu Milton Friedman, fondateur de l’École de Chicago, dans les années 1970) mais la gestion de ces nouvelles formes de rareté et la prise en compte de la responsabilité nouvelle des entreprises, des investisseurs et des gouvernements, qui devront administrer cette nouvelle donne.
La création de valeur atteint une nouvelle frontière : les externalités d’hier (que ces dirigeants ont contribué à créer) constituent le risque d’aujourd’hui et les pertes (ou les profits) de demain. Les stratégies que les entreprises, les investisseurs et les gouvernements mettront en place aujourd’hui pour répondre à ces enjeux déterminera la création de valeur de demain et donc la pérennité de leurs entreprises. Ce n’est plus une question secondaire.
Ecoutons le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz :
« Comme ceux qui préfèrent tout faire pour perdre du poids plutôt que de manger moins, notre élite économique pense pouvoir sauver le monde au travers de projets aux noms créatifs tels que « social impact investing », « sustainable capitalism », « philanthro-capitalism » , cette élite est prête à financer un nombre infini de ces initiatives plutôt que de remettre fondamentalement en question les règles du jeu – ou même de modifier son propre comportement afin de réduire les effets néfastes des règles existantes, qui sont inefficaces et injustes. »
La RSE touche à sa fin
Dans cette même veine, le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus écrivait « un dollar de charité n’a qu’une seule vie, un dollar de business en a plusieurs ». Le temps où il suffisait à une entreprise, pour être responsable, de maximiser son profit d’une part et de financer des programmes caritatifs par le biais de fondations d’autre part est révolu car insuffisamment efficace pour régler les problèmes évoqués ci-dessus. De même, le temps de la RSE touche également à sa fin – c’est-à-dire l’idée selon laquelle il serait possible de conserver un modèle économique fondé sur la maximisation du profit en l’associant à quelques programmes périphériques ciblés (bons pour l’environnement et la société mais à petite échelle) et dont la finalité est plus la gestion du risque et de la réputation que l’impact sociétal à grande échelle. Ce modèle est non seulement inefficace (comme le précédent) mais comporte, et c’est plus grave, le risque de saper la crédibilité des entreprises engagées à adopter un modèle économique responsable. Il peut aussi ouvrir la voie à une forme de « pyramide de Ponzi » du développement durable dans laquelle les entreprises qui prennent des engagements publics ambitieux sont tentées de dissimuler leur incapacité à les tenir derrière la prise de nouveaux engagements publics encore plus ambitieux. Et ainsi de suite.
Pour une économie de la réciprocité
Une réforme en profondeur du capitalisme est donc une nécessité impérieuse. Une réforme qui passera par une redéfinition du rôle de l’entreprise dans la société (sa raison d’être), une redéfinition du modèle économique, juridique et comptable de la valeur et une transformation de l’enseignement dans les écoles de management.
C’est l’ambition du projet Economics of Mutuality (économie de la réciprocité, en français), né en 2007 pour répondre à la question centrale « quel doit être le juste niveau de profit ? ». Conçue initialement au sein du groupe Mars et codéveloppé avec la Saïd Business School de l’Université d’Oxford, cette initiative a eu pour objet de poser les fondements d’une nouvelle école de pensée pour un capitalisme moins incomplet et plus efficace que le capitalisme financier – mais aussi de développer une innovation managériale et un nouveau modèle d’investissement.
Testés depuis une quinzaine d’années à travers le monde, les résultats interpellent: si l’entreprise se dote d’une raison d’être autre que maximiser son profit; si elle investit selon un prisme financier et non financier, mesuré par des indicateurs financiers et non financiers, normés et homogènes, dans son écosystème social, local, environnemental ; si elle développe avec ses parties prenantes des rapports de réciprocité (le contraire des rapports de force) ; si elle s’équipe d’une comptabilité qui tient compte des externalités matérielles à sa raison d’être et adopte une définition ajustée du profit, alors la richesse globale produite est non seulement supérieure, mais la performance financière de l’entreprise est aussi plus élevée. L’avenir du Capitalisme passera par la réponse à cette question : quel doit être le juste niveau de profit ?
Company, cum panis
Dès lors, pour découvrir les nouveaux chemins de la croissance, l’entreprise ne doit plus se focaliser de manière exclusive, et dans une optique de court terme, sur la seule rémunération du capital financier et de sa propre performance. La transformation d’une économie qui crée du profit en produisant des problèmes sociaux et environnementaux vers une économie qui crée du profit en développant des solutions pour des problèmes sociaux et/ou environnementaux est donc possible et un chemin à la portée de toutes les entreprises – quelle que soit sa taille.
L’entreprise (en anglais, company, qui vient du latin cum panis, qui implique littéralement le partage du pain), dont la conception est bien antérieure à l’apparition du capitalisme, peut ainsi redevenir un puissant vecteur de prospérité mutuelle.
Bruno Roche,
ancien chef économiste du groupe Mars, est le fondateur et directeur de Economics of Mutuality, une nouvelle école de pensée, un nouveau modèle économique et un nouveau modèle de croissance qui propose aux entreprises et aux investisseurs l’adoption d’un capitalisme responsable, plus juste, mais aussi plus efficace que le capitalisme financier.