Allocution d'Yves Perrier | Grands Prix de l’Assemblée Générale et de la Mixité 2022
Le rapport « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique : un cadre d’actions » réalisé par Yves Perrier à l’initiative du Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique fait le bilan des actions de la Place Financière de Paris en matière de lutte contre le changement climatique puis dresse un plan d’action pour amplifier l’action des institutions financières (banques, asset managers, investisseurs institutionnels) dans le domaine de la transition climat. A l’occasion de la Cérémonie des Grands Prix de l’Assemblée Générale et de la Mixité qui s’est tenue le mardi 5 juillet, Yves Perrier est revenu sur les objectifs et les recommandations du rapport. Retranscription de l’allocution.
« Le premier objectif du rapport était d’établir un cadre de réflexion. Le point positif de la période actuelle est que l’ensemble de la sphère financière est engagé dans cette transformation. Il y a 5 ou 6 ans, c’était encore marginal. Cependant, il y a encore une confusion sur le rôle que doit jouer le secteur de la finance. On voudrait qu’elle transforme le monde à elle seule. Ce n’est pas possible et ce n’est pas souhaitable. Si tel était le cas, on passerait d’un régime démocratique à un régime ploutocratique.
Fixer le cadre de réflexion
Aujourd’hui, on peut considérer que la transition énergétique est une révolution industrielle à l’échelle planétaire. 80% de l’énergie utilisée provient d’énergies fossiles. Il est impératif de tendre vers un objectif net zéro d’ici 2050. A l’avenir, afin de répondre à la demande croissante de besoin énergétique, la production devra être multipliée par deux au risque de voir 700 millions de personnes sans accès à l’électricité. Les process industriels en pleine mutation vont également consommer beaucoup plus d’énergie. Il n’est pas uniquement question de transformer l’offre énergétique, il faut dans le même temps transformer les produits en passant, à titre d’exemple, de la voiture à moteur thermique à la voiture électrique. En outre, une transformation des modes de fabrication doit s’opérer. On fabriquera toujours du ciment, de l’acier mais on ne le fabriquera plus de la même façon. Enfin il est nécessaire de changer les chaînes de valeur.
Cette transformation considérée comme « prométhéenne » par certains, est une conviction de je partage pleinement. Notre mode de vie actuel est le fruit des révolutions industrielles des deux siècles derniers. Bien que toutes les solutions technologiques ne soient pas encore sur la table, il nous faut conduire cette transformation. Pour ce faire, trois objectifs doivent être pris en compte :
- La souveraineté est essentielle dans un contexte géopolitique particulièrement tendu et qui a de nombreuses répercussions sur le plan énergétique ;
- La compétitivité constitue un enjeu majeur alors que tous les pays se sont engagés sur un objectif net zéro d’ici 2050, 2060, 2070… Or, l’Europe est la seule région à avoir défini un timing précis, un calendrier très ambitieux avec le plan Fit for 55. Si les autres pays ne vont pas au même rythme, ils vont rapidement bénéficier d’un avantage compétitif important. La taxe carbone aux frontières va donc devenir une question centrale.
- Enfin, l’impact social est un objectif à deux niveaux. Dans un premier temps, on constate que l’inflation, la hausse des prix entraîne des conséquences importantes sur le pouvoir d’achat. Il en est de même pour la transformation de l’emploi. Les travaux remarquables du Shift Project conduit par Jean-Marc Jancovici et ses équipes montrent qu’il y a des basculements très importants à faire en la matière. Cependant, une mutation de l’emploi n’est pas si simple.
Il y a « deux éléphants dans la pièce » : combien et qui ?
Combien cette transformation va coûter ? Qui va en supporter le coût ?
En Europe, on évalue à 11 trillions d’euros les investissements à faire d’ici 2030. Il faut bien voir que cette révolution a une valeur d’usage limitée. Une fois la révolution arrivée à son terme, les défis liés à cette externalité seront relevés. Cependant, nos modes de vie n’auront que peu évolués malgré des sauts technologiques qui nous auront – dans une certaine mesure – permis d’avancer. Nécessairement, le coût de la transition devra être réparti. Cette répartition devra se faire entre les acteurs suivants :
- Le consommateur, qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’un particulier ;
- Le contribuable, qui représente l’ensemble des acteurs économiques mais aussi l’ensemble des citoyens qui comprennent le cap, le chemin pris dans le cadre de la transition. C’est une affaire collective de transformation de nos économies ;
- Le capital, car on vit – encore aujourd’hui – avec des objectifs de rentabilité du capital à 15% définis au milieu des années 90, une époque où les taux d’intérêt sans risque étaient à 7%. Avec la baisse des taux, ces objectifs étaient déjà absurdes. Avec le besoin de financement de la transition énergétique, ils ne sont plus simplement absurdes, ils sont contre-productifs. La contradiction entre transition énergétique et objectif de rentabilité du capital doit être résolue. Prenons l’exemple des industriels qui se lancent dans l’hydrogène à court terme. La rentabilité n’est pas là mais pire encore, le coût pèse sur les entreprises. Les investisseurs doivent donc être cohérents. On ne peut pas dire « participez à la transition énergétique » et dans le même temps « maintenez des objectifs de rentabilité financière totalement incompatibles ».
Il existe un lien très fort entre la question du climat et le capitalisme responsable mais il s’agit de deux choses différentes : l’ESG et la gestion du climat. On reconnaîtra néanmoins que l’un est nécessaire à l’autre. Sans un capitaliste qui se sent responsable au moins autant vis-à-vis de la société que des actionnaires, il sera difficile de répondre à ces objectifs.
Qui dit révolution industrielle dit nouvelle économie politique.
L’emploi du terme d’économie politique suscite la réaction suivante : « pourquoi ne pas dire l’économie tout court ? ». Non, l’économie n’est pas une science dure, c’est une science qui répond à un certain nombre d’objectifs. Cette nouvelle économie politique repose sur l’alignement de trois acteurs :
- Les états (l’Union européenne) dont le rôle doit être réhaussé. C’est à eux de définir les grandes politiques de l’énergie, des transports, de l’habitat, de l’aménagement du territoire…
- Les entreprises ont pour mission de trouver les solutions industrielles et – aujourd’hui – la responsabilité de gérer une nouvelle ressource rare : le budget de CO2. Jusqu’à présent l’entreprise ne se préoccupait que du paramètre majeur qu’est l’élément financier (combien l’entreprise a de « cash » ? comment l’allouer ?).
- Le système financier a pour mission d’allouer le capital efficacement à cette transformation. De la même façon, une banque dont les ressources rares sont les fonds propres, doit prendre en considération une deuxième ressource rare qui est le budget de CO2 incorporé dans les portefeuilles de crédit qu’elle finance.
On est en pleine mutation de l’économie telle qu’on l’a construite. Mais avant d’aborder les grandes recommandations, les grandes propositions, je vais faire un parallèle avec les économies de marchés telles qu’on les connaît et qui ont été mises en place dans les années 70.
Au cours des années 1970, un modèle a été défini puis a été suivi de cadres, de standards d’analyse des entreprises comme les ratios, l’EBITDA, le ratio de dette sur EBITDA… Aujourd’hui – à l’instar de ces cadres et standards – nous sommes aux prémices des réflexions en matière de CO2, de climat, de réduction des émissions. Il nous faut forger les modèles, les référentiels. Il nous faut forger des méthodes d’analyse communes. Elles doivent reposer sur :
- La comptabilité CO2. Pour manager, il faut commencer par comptabiliser. Le reporting extra-financier européen va paraître mais devra être précisé et implémenté. Enfin, un travail devra être mené pour avoir des informations qui par secteur soient comparables.
- L’uniformisation des méthodes d’analyse extra-financière. Lorsqu’un analyste d’une banque, d’une compagnie d’assurance, regarde une entreprise, il devra la regarder avec un référentiel commun. Les conclusions ne seront pas identiques mais analyser une trajectoire CO2 nécessite un partage de savoir-faire. Toutes les personnes concernées par ces sujets – en France et à l’International – expriment ce besoin.
Sortir d’une approche « morale » de la question de la transition
Dans un premier temps, la transition climatique doit être traitée pour ce qu’elle est, à savoir une mutation économique. Cela implique des changements de nos modes de gouvernance. Manager le CO2 dans les entreprises doit devenir aussi naturel que le traitement et l’analyse des paramètres financiers habituels. Les Conseils d’administration sont les premiers concernés.
Outre la gouvernance, le prise en compte d’enjeux climatiques doit transparaître dans la rémunération des dirigeants. On note que les dirigeants des banques françaises ont déjà indexé des critères climatiques sur leurs rémunérations. Il faut maintenant faire de même dans la sphère opérationnelle de l’entreprise.
Enfin, les actionnaires, « propriétaires » de l’entreprise, ont un rôle majeur à jouer. Une recommandation présentée dans le rapport invite tous les asset manager à faire la demande d’un Say On Climate. De la même manière qu’une entreprise présente sa stratégie industrielle, son business plan avec les paramètres financiers associés, elle présentera – demain – ses objectifs de trajectoire de réduction et la façon dont elle compte y parvenir. Quels moyens seront alloués ? Quels sont les process industriels concernés ? Comment modifier les chaînes de valeur ? On ne parle pas d’un « plus » ou d’un « à côté » adossé à la stratégie ou au business model mais d’une partie intégrante de celui-ci.
Il est réconfortant de savoir que beaucoup d’industriels sont véritablement engagés dans cette transition. Certains y ont été contraints par les normes (constructeurs automobiles), d’autres ont d’eux-mêmes intégrés cette nouvelle dimension, en fixant notamment un prix interne du carbone. Dans l’ensemble, ils ont compris qu’ils n’avaient plus le choix. Bien que les industriels – en particulier – soient confrontés à de nombreuses difficultés, ils se mobilisent.
Le point qui me paraît fondamental à ce stade réside dans les risques de confusion. Tout le monde se met en mouvement, les entreprises, les acteurs financiers… Le plus important est de rester crédible. Le danger aujourd’hui consiste à faire un concours de « mieux-disant » sur le rythme du net zéro y compris sur les engagements 2050.
Les personnes qui s’engagent aujourd’hui ne seront pas là pour mesurer les changements concrets en 2050. Les investissements, les transformations devront donc se faire dans les trois ou cinq ans à venir. On constate que, malgré les engagements pris, malgré les projections inquiétantes du GIEC, les émissions mondiales n’ont pas diminué ces 5 dernières années.
Il est nécessaire de faire, aujourd’hui tous les investissements qui permettront de se substituer à titre d’exemple aux énergies fossiles en passant soit au renouvelable soit au nucléaire. Sans ces investissements, il est impossible d’observer et de prédire une baisse significative des émissions. Les actionnaires exercent donc une influence, ils ont un rôle important à jouer en matière d’investissements responsables.
Par ailleurs, dans la définition de la taxonomie européenne, 10% de l’économie européenne est dite « verte ». Mais là n’est pas le sujet. Il s’agit de transformer le brun en vert. Accorder des financements « verts » à Tesla qui fait déjà du 100% électrique n’est pas la solution. En revanche, investir dans une transition de Volkswagen ou Stellantis dès lors qu’ils ont un plan sérieux, crédible de transformation de leur business model fait sens.
Il convient donc de développer les méthodes d’analyse et de sortir de ce concours soit de mieux-disant soit d’anathème. Pour ce faire, il est nécessaire de se former, tous ! Les Conseils d’administration doivent se former à ces questions. Les managers doivent se former à ces questions. Les actionnaires doivent se former à ces questions pour exercer une réelle influence sur les Conseils d’administration.
Ce sont là les grandes recommandations de ce rapport : compter, analyser en standardisant, gouverner différemment avec un engagement de tous les gestionnaires, actionnaires pour aller dans le sens de la transition durable. Un sens qui intègre toutes les dimensions : la réduction du CO2, la souveraineté, l’impact social et la compétitivité.
Si on ne tient pas compte de toutes ces dimensions, nous sommes voués à l’échec, à assister aux résistances des populations (épisodes des Gilets Jaunes) ou encore à affaiblir notre pays en matière de compétitivité internationale.