Responsabilité : de la Grèce antique à l’Inde, le sens d'un mot
A l’occasion des 6 ans de l’Institut du Capitalisme, Ysé Tardan-Masquelier, Historienne et anthropologue des religions, indianiste, enseignante à l’Institut Catholique de Paris, est revenue sur le sens du mot « Responsabilité ». Dans son édito, elle souligne que : « La trace qui marque responsable ou responsabilité, c’est donc celle d’une parole qui engage deux parties dans une relation sécure, et mieux encore pacifiée ou bienveillante. Tout en répondant « à » quelqu’un, nous répondons « de » l’échange qui nous lie à cette personne, et c’est en ceci que nous sommes responsables ».
A Paris, le 14 février 2023.
« Je voudrais évoquer ce que « responsabilité » veut dire dans le champ qui est le mien, sous le signe d’un temps long, qui n’est pas celui des entrepreneurs et des politiques. Un décalage fondé sur la conviction, qu’un échange des points de vue, des situations et des disciplines est toujours profitable.
Travailler sur le temps long, c’est se confronter à des mémoires collectives qui perdurent, bien que les systèmes sociaux aient radicalement changé. Cela peut vouloir dire, par exemple, suivre la piste d’un mot-clé ou d’une représentation et exhumer des significations qui continuent de résonner, même implicitement, silencieusement, dans nos discours, notre communication d’aujourd’hui.
Je suis donc allée chercher l’origine de « responsable », dans les dictionnaires grec et latin, et vous invite avec moi à faire ce pas de côté. Une rapide excursion, qui, pour être archéologique, devrait nous ramener à ce qui nous occupe et nous préoccupe aujourd’hui…
« Responsable » vient du latin respondere, qui nous a évidemment donné répondre. Il a cependant un sens bien plus fort : re-spondere, c’est se porter garant d’une sponsio, c’est-à-dire d’une promesse qui assure la sécurité de deux parties dans une transaction. La sponsio, qui donne spondere et respondere, est une affirmation solennelle destinée à fonder une confiance réciproque. C’est pourquoi d’ailleurs sponsus et sponsa nous ont légué en français « époux/épouse ». Le latin a laïcisé le sens de tous ces mots en les faisant passer dans le vocabulaire des actes civils et juridiques. Mais plus anciennement, en grec, ils désignaient un acte religieux qui précédait un pacte : ce pacte, on en assurait la sécurité en le mettant sous le patronage des dieux. Avant d’envoyer une ambassade en territoire ennemi, par exemple, ou de conclure un traité de paix.
La trace qui marque responsable ou responsabilité, c’est donc celle d’une parole qui engage deux parties dans une relation sécure, et mieux encore pacifiée ou bienveillante. Tout en répondant à quelqu’un, nous répondons de l’échange qui nous lie à cette personne, et c’est en ceci que nous sommes responsables.
Ce que nous apprend aussi le sens ancien, c’est que cette parole donnée est un acte posé dans un cadre précis qui dicte son exécution. La responsabilité n’a rien d’abstrait, elle n’est pas un concept ou une généralité. Elle a un périmètre, celui d’une action qui s’incarne de manière dynamique dans un engagement personnel. Il s’agit de répondre ou de remédier à une situation donnée en inventant un rapport plus juste, équilibré et publiquement garanti. De créer un nouveau lien, comme dans le mariage, ou de recréer du lien, comme dans un traité de paix. En ce sens, la responsabilité ajoute au bien commun, elle l’augmente.
Si nous voulons remonter encore plus loin dans le temps et l’espace, en interrogeant cette première langue de culture indienne que fut le sanskrit, la recherche nous oriente vers d’autres pistes. Difficile, en effet, de trouver dans les dictionnaires l’équivalent précis de « responsable », mais l’idée existe à travers une constellation de termes très fortement connotés dans le champ religieux. Tout individu, en effet, est englobé dans le dharma, l’ordre du monde tel qu’il a été créé par les dieux au commencement. S’il l’ignore, il le subit comme un ensemble d’obligations que lui impose le destin aveugle dans lequel il est enfermé. S’il s’éveille à une compréhension plus éclairée, il se libère de cet enfermement et devient co-acteur du dharma. Mais une telle mutation exige un détachement de la position égocentrée, conçue comme l’obstacle principal à une vision globale de la bonne marche du monde. C’est pourquoi les sagesses indiennes affirment que tout changement collectif commence par un travail sur soi, une forme d’ascèse intérieure.
Le philosophe Jean-Luc Nancy, dans Répondre de l’existence, met en rapport responsabilité et production de sens. Je le cite : « Quand on répond de, c’est qu’on répond aussi à – à un appel, à une invite, à une demande ou à un défi de sens. Et quand on répond à, c’est qu’on répond de – du sens que l’on promet, dont on se fait garant ». Je trouve très suggestive cette articulation, dans la mesure où la question du sens se manifeste comme un élément crucial de nos crises actuelles, politiques, sociales, écologiques.
Bien sûr, dans nos sociétés sécularisées, où les considérations religieuses, loin d’être absentes, ne règlent plus nos relations sociales, nous ne mettons plus comme les Grecs ou les Indiens la responsabilité sous le patronage des dieux. Nous la mettons plutôt sous l’égide de l’éthique, souvent invoquée de manière floue, mais que Paul Ricoeur définit très précisément. L’éthique, selon lui, repose sur trois piliers : l’estime de soi, la sollicitude et le sens de la justice.
Les actes que nous dictent les situations ne permettent certainement pas de toujours satisfaire à une exigence aussi personnellement engageante. Disons plutôt que celle-ci pourrait constituer un horizon, une inspiration, un souffle pour un capitalisme de plus en plus responsable. »
par Ysé Tardan-Masquelier – Historienne et anthropologue des religions, indianiste, enseignante à l’Institut Catholique de Paris