En 2024, l’entreprise fait face à un essaim d’injonctions paradoxales, dans la gestion opérationnelle au jour le jour comme dans la définition de la stratégie de long terme. D’abord en raison de la multiplication de parties prenantes aux enjeux parfois divergents : salariés, clients, fournisseurs, investisseurs, société civile, puissance publique dans les pays d’implantation… Ensuite parce que s’accumulent en parallèle les responsabilités qu’elle doit assumer : environnementale, sociale, sociétale, et bien sûr économique.
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Interview | Contre l’entreprise inclusive, l’assaut des conservateurs américains
Laure Bereni, sociologue, directrice de recherche au CNRS, nous explique comment les attaques contre les politiques DEI, alimentées par des mouvements conservateurs américains, ont conduit certaines entreprises à revoir leurs engagements en matière de DEI. Cet entretien analyse également les implications de ces changements sur le climat professionnel américain.
ICR : Ces derniers temps, des entreprises américaines ont abandonné ou réduit la portée de leur politique de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) après avoir été attaquées sur les réseaux sociaux. Pourquoi ? Qui sont les ennemis de ces politiques DEI ? Que veulent-ils ?
Laure Bereni : Aux États-Unis, les programmes d’entreprise appelés « DEI » (Diversity, Equity, Inclusion) existent depuis plus de quarante ans. Ils ont été introduits dans le sillage d’un droit antidiscriminatoire qui, depuis les années 1960, impose aux employeurs un principe de non-discrimination. Ce principe les a autorisés à mettre en place des mesures d’action positive (« affirmative action ») pour atténuer l’impact des discriminations historiques et systémiques subies par certains groupes, comme les minorités ethniques et les femmes.
Pendant très longtemps, les politiques DEI n’ont pas fait l’objet de critiques frontales. Mais les choses ont changé depuis quelques années. En 2021, à l’apogée du mouvement Black Lives Matter (protestant contre le racisme systémique et les violences policières), un contre-mouvement se désignant « anti-woke » a pris de l’ampleur. Ce mouvement a été nourri par les franges les plus réactionnaires du parti républicain, bien implantées dans les États du Sud des États-Unis. Le gouverneur de Floride Ron de Santis est l’une de ses figures emblématiques.
En juin 2023, avec l’arrêt Students for Fair Admissions v. Harvard de la Cour suprême, ces attaques politiques ont évolué en menaces juridiques. La majorité conservatrice de la Cour Suprême a interdit l’« affirmative action » dans les procédures de sélection des étudiant(e)s par les universités d’élite, jugeant ces programmes discriminatoires. Même si cette décision ne s’applique pas à l’emploi, elle a suscité une vague de poursuites judiciaires contre les grandes entreprises qui mettent en œuvre des politiques DEI. Pour ses adversaires, la DEI en entreprise introduit une forme de discrimination inversée (« reverse discrimination ») à l’encontre des membres des groupes majoritaires – au premier chef, les hommes blancs – et qu’elle est donc tout aussi illégale que l’« affirmative action » à l’université ». Au moment où ces lignes sont écrites, personne ne sait si la Cour suprême validera ces attaques. Mais quelle que soit l’issue juridique de cette controverse, les entreprises estiment aujourd’hui que ces programmes induisent désormais des risques juridiques dont il faut tenir compte.
ICR : Que répondent les entreprises à ceux qui accusent les politiques de diversité de nuire à la méritocratie et de favoriser la discrimination inversée ?
Laure Bereni : Globalement, on assiste à une réduction des efforts des grandes entreprises en matière de DEI par rapport à la situation qui prévalait avant la décision de la Cour suprême de juin 2023. La parenthèse ouverte après le meurtre d’un homme noir, George Floyd, par un policier blanc en 2020, quand de nombreuses entreprises avaient fait des promesses ambitieuses en matière de justice raciale (formations, audits, dons au secteur non-lucratif…), s’est brutalement refermée. Les moyens humains et matériels alloués aux petites équipes DEI ont été réduits. Par ailleurs, plusieurs grandes entreprises ont abandonné, dans leur communication, le langage de la justice raciale, et ont renoué avec un discours abstrait et désincarné, célébrant l’inclusion de « toutes » les différences individuelles.
ICR : Par peur des procès ?
Laure Bereni : Sur les conseils de consultant en gestion des risques juridiques, plusieurs entreprises ont passé au crible leurs programmes DEI afin de les expurger de toutes les mesures qui pourraient être considérées par un tribunal comme un traitement préférentiel bénéficiant aux membres d’un groupe distingué par un critère du droit antidiscriminatoire (genre, race/ethnicité…). Par exemple, les programmes de bourses, de recrutement, de mentoring ou de coaching qui auparavant ciblaient ostensiblement des individus appartenant à des minorités ethnoraciales ont été formellement ouverts à tous et toutes.
ICR : Cela signifie-t-il que les entreprises américaines abandonnent les politiques DEI ?
Laure Bereni : Non, dans la plupart des grandes entreprises, on n’assiste pas au démantèlement des programmes DEI pour autant. Ceux-ci continuent d’être défendus par la plupart des hauts-dirigeants et des experts en management, qui y voient des leviers pour attirer les « talents » et motiver les salariés. Ils font partie du paysage des organisations, et demeurent plébiscités par la majorité des salariés aux États-Unis, comme le montrent régulièrement les sondages. Finalement, les entreprises ont procédé à un « toilettage » de leurs programmes DEI, en gommant leurs aspects les plus controversés politiquement, mais en maintenant la plupart de leurs procédures et en cherchant à atteindre leurs objectifs par d’autres moyens – par exemple, en promouvant ostensiblement la diversité « socioéconomique » plutôt que « raciale ». De ce point de vue, on pourrait bien observer dans les années qui viennent une convergence entre les États-Unis et plusieurs pays européens, comme la France, où les catégories raciales ne sont pas des fondements légitimes des politiques d’égalité.
ICR : Les promoteurs des politiques d’inclusion avancent-ils des arguments économiques ?
Laure Bereni : Dans le monde des affaires étatsunien, la position majoritaire est que les politiques DEI sont un levier de performance et de profit, et qu’il convient donc de les maintenir, malgré les attaques politiques et juridiques. Les promoteurs du management de la diversité ne cessent d’affirmer et d’affiner le « business case for diversity » (argument économique en faveur de la diversité) depuis les années 1980, et ils ont été rejoints depuis les années 2000 par les grands cabinets d’experts du conseil et de l’audit, comme McKinsey et Deloitte. Les politiques de diversité et d’inclusion sont présentées comme des facteurs d’attraction des talents, d’engagement au travail, de productivité, d’innovation, de conquête de nouveaux marchés, sans oublier la prévention des risques juridiques et de réputation.
ICR : Selon McKinsey, il existerait une causalité entre diversité et performance financière – les entreprises les plus diverses seraient aussi les plus rentables financièrement ?
Laure Bereni : En tant que sociologue, je suis assez critique face à l’hégémonie de cette conception utilitariste de la diversité. Elle repose sur des bases méthodologiques fragiles, et comporte une ambiguïté fondamentale : on ne sait jamais très bien si c’est le fait de rendre les entreprises plus diverses et inclusives qui est considéré comme un levier de performance et de profit, ou si c’est la capacité à signaler à diverses parties-prenantes un engagement déterminé et sincère de l’entreprise en faveur de la diversité – dans ce cas, c’est l’apparence de la diversité et de l’inclusion qui est perçue comme source de profit. Mais quoiqu’on pense de ce discours, très rares sont les voix, dans le monde des affaires aux États-Unis aujourd’hui, qui songent à contester l’équation entre DEI et profit. Les adversaires de la DEI sont bien en mal de la critiquer à partir d’arguments économiques.
ICR : A quelques jours de l’élection présidentielle américaine, quelles sont les positions des différents partis politiques vis-à-vis des efforts de diversité et d’inclusion dans les entreprises ?
Laure Bereni : Historiquement, depuis les années 1980, le management de la diversité était une pratique consensuelle, adoubée par les démocrates et les républicains. Les promoteurs de cette pratique dans le monde des affaires avaient pris soin de la dépolitiser, en la séparant ostensiblement des politiques beaucoup plus contestées d’affirmative action. Mais ce consensus s’est progressivement fissuré à partir de la fin des années 2010. Le parti républicain a été progressivement conquis par un courant conservateur et réactionnaire, dont Donald Trump est l’emblème. Désormais, ce n’était plus simplement l’affirmative action qui était dans la ligne de mire de ces franges très droitières du parti républicain, mais les programmes managériaux manifestant une « forme de wokisme » dans le monde des affaires. Dès le début des années 2020, des gouverneurs républicains ont cherché à interdire les programmes DEI dans les institutions publiques, comme les écoles et les universités. Ce mouvement républicain anti-DEI a été galvanisé par le souffle de la décision de la Cour Suprême conservatrice concernant l’affirmative action, en 2023. Aujourd’hui, donc, le champ politique est assez nettement polarisé sur la question de la DEI : les républicains modérés, qui y sont historiquement favorables, sont minoritaires et inaudibles face aux courants les plus conservateurs. La DEI est donc devenue une cause du camp démocrate, libéral et progressiste.
ICR : Comment les défenseurs des politiques DEI se défendent ils contre l’accusation de créer plus de divisions au sein de la société américaine ?
Laure Bereni : Ils et elles cherchent à prévenir les attaques qui les ciblent en distinguant le plus possible ces programmes de leurs sources politiques progressistes. Ces personnes, souvent expertes en gestion RH, insistent sur le fait que les politiques DEI bénéficient à l’ensemble des salariés, en mettant en place une culture d’entreprise bienveillante où chacun(e) peut s’exprimer, en favorisant des mesures d’égalité de traitement, et en valorisant les différences individuelles plutôt que celles qui distinguent les groupes sociaux majoritaires et minoritaires. Bref, ces défenseurs et défenseuses de la DEI cherchent à la dépolitiser.
ICR : La vague anti DEI pourrait-elle déferler ensuite sur l’Europe et la France ?
Laure Bereni : En France aussi, les spécialistes de la diversité et de l’inclusion constatent l’existence d’un mouvement hostile à ces questions. Des intellectuel(le)s et des personnalités politiques conservatrices s’attachent à dénoncer, comme aux États-Unis, les ravages du « wokisme » – c’est-à-dire de toutes les politiques visant à réparer la position défavorable de certains groupes sociaux. On observe ce mouvement bien au-delà du monde des affaires, d’ailleurs – à l’université, par exemple. Mais ce mouvement n’a pas pris la même ampleur qu’Outre Atlantique. Par ailleurs, le droit et les politiques publiques dans la plupart des pays européens (en tout cas, dans ceux qui ne sont pas gouvernés par l’extrême-droite) demeure plus favorables à des mesures d’égalité proactives, sur la question du genre, du handicap et de l’âge, par exemple. On n’assiste donc pas au même verrouillage juridique qu’aux États-Unis. D’un autre côté, en France comme dans d’autres pays européens, certains enjeux, comme les discriminations liées à l’origine, sont beaucoup moins traités qu’aux États-Unis par le droit, les politiques publiques et les programmes d’entreprise.
Edito | Nous y sommes !
Un nouveau gouvernement est là, les finances publiques françaises sont dans le rouge vif, la dette publique a pulvérisé la barre des 3000 milliards d’euros, la croissance tousse, la rigueur menace. Les aides aux entreprises vont baisser, leurs impôts pourraient augmenter, leurs marges se réduire. Pour chaque entreprise, c’est un peu l’heure de vérité et elle se pose des questions douloureuses : comment va-t-elle traverser ce trou d’air, a-t-elle assez de trésoreries, assez de commandes, des équipes assez solides, des fournisseurs assez fiables, des banques assez compréhensives ?
Ces questions sont importantes mais il en existe d’autres, moins évidentes, auxquelles l’entreprise doit avoir apporté des réponses, non pas pendant la crise, mais bien avant la crise : a-t-elle assez incrusté sa raison d’être dans ses processus quotidiens pour que les efforts nécessaires soient acceptés en interne, a-t-elle fait assez confiance à l’inclusion pour renforcer la solidarité des équipes, a-t-elle trouvé le juste partage de la valeur pour que chacun se sente réellement coacteur, et donc co-défenseur de l’aventure ? La responsabilité, c’est la convergence de toutes ces démarches dans la durée. Il faut s’engager avant la crise pour ne pas être tenté de renoncer aux engagements pendant la crise.
Dans une entreprise, rien de tel qu’une bourrasque économique pour vérifier la place qu’occupe vraiment la responsabilité : est-elle un petit plus agréable quand tout va bien, mais détourable quand ça tangue, ou bien ne fait-elle qu’un avec la stratégie ? Pour répondre, n’oublions pas que la responsabilité – appelez là RSE, ESG ou autrement – est la forme la plus aboutie de l’innovation. Elle étend les domaines de l’efficacité, de la rentabilité, de la performance, de l’agilité.
La responsabilité, c’est une vraie stratégie.
par Stéphane Marchand, Délégué Général de l’Institut du Capitalisme Responsable
Edito | N’oubliez pas le décret de juillet
Dans les folles semaines qui ont suivi la dissolution de l’Assemblée nationale, plus rien ne comptait que les élections législatives, la campagne présidentielle américaine et les derniers préparatifs des JO de Paris. Rien d’étonnant, donc, à ce que le décret n° 2024-690 du 5 juillet soit passé un peu inaperçu.
Pour l’ICR, impliqué en profondeur dans l’immense chantier du partage de la valeur, ce décret est important parce qu’il cherche à installer concrètement une idée à laquelle nous tenons beaucoup : au sein de l’entreprise, mais également dans sa proximité, la communauté de destin doit se traduire par l’attribution d’une part de la valeur ajoutée. Oui, mais laquelle ?
Cette fois, le décret est entré dans les détails : à partir de onze salariés, les entreprises non couvertes par l’obligation de mise en place de la participation et réalisant des bénéfices réguliers doivent, à titre expérimental et pendant cinq ans, mettre en œuvre un dispositif de partage de la valeur.
Dans ses travaux, notre Observatoire du Partage de la Valeur, a souvent insisté sur un point : l’entreprise participe au bien commun, notamment en payant ses impôts là où elle le doit. Cela revient à partager la valeur avec la collectivité nationale et cela exige de la transparence.
Le décret prévoit donc que les entreprises présentent une déclaration publique « pays-par-pays », c’est-à-dire un rapport annuel indiquant la répartition des principaux éléments des états financiers entre les différents pays, pour que les autorités fiscales locales gardent une visibilité sur le chiffre d’affaires, les revenus, les impôts payés et dus, les effectifs, le capital, le bénéfice reporté. Objectif : dissuader les entreprises d’échapper à l’impôt en exploitant les disparités fiscales entre les systèmes nationaux. Ce reporting est une contrainte, bien sûr, mais surtout l’opportunité de prouver que le partage de la valeur n’est pas seulement un slogan de communication réservé au public français.
par Stéphane Marchand, Délégué Général de l’Institut du Capitalisme Responsable
INTERVIEW | Hétérogénéité des méthodologies (1/2) : quelle mesure du « salaire vital » ?
Dans le cadre de la dernière session du Collège des Expertes et des Experts de l’ICR qui s’est tenue le 13 juin dernier, nous avons eu le plaisir d’accueillir Fabrice Murtin, Head of Research, Modelling and Advanced Analytics à OECD Centre on Well-Being, Inclusion, Sustainability and Equal Opportunity (WISE). A cette occasion, il est revenu sur le manque d’homogénéité, selon les méthodologies proposées, en matière de mesure du salaire vital, de la qualité de vie au travail et du bien-être des salariés.
Pourquoi parler de salaire vital ?
Aujourd’hui, 8 % des personnes vivant dans des ménages comptant au moins un actif sont pauvres en moyenne dans les pays de l’OCDE. Au Chili, au Costa Rica, en Espagne, en Israël, en Italie, au Japon, au Mexique et en Turquie, la proportion de travailleurs pauvres excède 10 % de la population active. On constate alors que l’emploi à lui seul n’assure pas toujours un niveau de vie convenable.
Dans ce contexte, le concept de « salaire vital » – c’est-à-dire de salaire offrant aux travailleurs et à leur famille un revenu suffisant pour assurer un niveau de vie considéré comme convenable – est revenu sur le devant de la scène y compris dans les pays développés. Les termes « salaire minimum » et « salaire vital » sont parfois utilisés indifféremment, alors qu’ils recouvrent deux concepts distincts. Plutôt que de fixer des planchers salariaux légaux et réglementaires, les engagements en faveur du salaire vital prennent généralement la forme d’un taux volontaire payé par les employeurs qui décident d’aller au-delà du salaire minimum légal.
Le « Centre du bien-être, de l’inclusion, de la soutenabilité et de l’égalité des chances » de l’OCDE a publié un rapport sur le sujet du salaire vital et beaucoup d’organisations se consacrent au sujet. On observe qu’il existe beaucoup de mesures proposées par de nombreux acteurs. Cependant, celles-ci manquent de clarté et de transparence sur leur méthodologie. Si, à l’OCDE nous n’avons pas l’ambition de proposer une méthodologie universelle, nous insistons sur le besoin d’harmonisation.
Comment mesurer le « salaire vital » ?
Mesurer la « décence » d’un salaire est extrêmement difficile. En théorie, on pourrait procéder de la manière suivante : lister les biens et services minimaux auxquels chaque individu a droit, multiplier par leur prix et ajouter un niveau d’épargne minimum. Evidemment, les biens et services auxquels les individus ont droit, et leurs prix, varient non seulement d’un pays à l’autre mais aussi sur les marchés locaux. Le niveau de salaire vital devrait aussi varier selon les systèmes de santé, les systèmes éducatifs, qui ne coûtent pas autant selon les pays.
Si les méthodologies de calcul sont multiples et hétérogènes, soulignons que l’Union européenne a édicté une directive sur la nécessité de fixer des salaires minimums à des niveaux adéquats pour que les travailleurs aient une vie décente. On peut également mettre en lumière les récentes initiatives du BIT, qui travaille à l’élaboration de principes clés en la matière.