« Non, relocaliser n’est pas toujours responsable »

Interview d’Isabelle Méjean
Docteure en économie de l’université Paris-I, professeure à l’Ecole polytechnique, spécialiste des effets de la mondialisation des échanges, Isabelle Méjean, 41 ans, est lauréate du Prix du meilleur jeune économiste 2020, organisé par le Cercle des économistes et le journal « Le Monde » .

ICR : Pour limiter les émissions de CO2, faut-il relocaliser la production industrielle en Europe ?

Isabelle Méjean : Il est toujours difficile de répondre à une question sur la relocalisation pour deux raisons. D’abord, elle suggère qu’il existe un bouton qu’on peut activer pour rapatrier de la production. En pratique, « relocaliser » signifie utiliser des outils de politique publique, par exemple des subventions à l’investissement, pour encourager des entreprises à investir en France plutôt qu’à l’étranger. Ce type de politiques est toujours difficile à mettre en place car les effets d’opportunité sont importants. Le risque existe que ces subventions soient versées à des entreprises qui auraient de toute façon investi en France, même sans la subvention.

Ensuite, la question suggère que toutes les relocalisations se valent. Ce n’est pas vrai en général et ce n’est pas vrai en particulier dans le cas de relocalisations qui viseraient à réduire l’empreinte environnementale de notre consommation. Le commerce international génère toujours des émissions du fait du transport des biens du lieu de production au lieu de consommation. Il en génère encore plus aujourd’hui par ce biais car, quand la production se fait dans des « chaines de valeur », les produits sont transportés plusieurs fois avant d’atteindre le consommateur final.

Le commerce international peut aussi économiser du CO2. Pour donner un exemple extrême, il est souvent plus « vert » de produire des bananes dans un climat tropical et de les transporter ensuite vers les lieux de consommation, surtout quand le transport se fait par les voies maritimes qui sont relativement peu émettrices de CO2. Évidemment, on pourrait aussi ne pas manger de bananes mais ce qui est vrai pour la banane est vrai pour de nombreux produits de consommation courante. Il n’y a pas que le climat pour économiser du CO2 mais aussi les économies d’échelle ou une meilleure productivité.

ICR : Le « Green Deal » européen va-t-il changer la donne ?

Aujourd’hui, les modes de production sont très éclatés, parce que cela ne coûte pas beaucoup plus cher d’acheter des intrants au Maghreb ou en Asie, de les assembler en Slovénie et de les vendre en France ou aux Etats-Unis que de produire dans des chaînes de valeur plus ramassées géographiquement. Le fret international, si on exclut la période récente qui est un peu particulière, est très bon marché. Comme les émissions de CO2 ne sont pas prises en compte dans le calcul des coûts, la pollution correspondante semble gratuite. Si l’Europe fait sérieusement monter le prix du CO2 et harmonise la taxation du carbone dans le secteur du transport, les coûts de transport vont augmenter et la production va se concentrer géographiquement. Malheureusement, la taxation du CO2 dans le domaine du transport reste un sujet politiquement sensible en Europe. En 2016, seuls 10 pays membres de l’UE appliquaient une taxe carbone spécifique sur les émissions du secteur, à des niveaux qui restent relativement faibles.

ICR : L’Europe est elle capable d’accélérer ?

La RSE n’est ni une utopie, ni une contrainte. Dans le « Green Deal » (le plan détaillant les étapes nécessaires pour atteindre l’objectif de neutralité carbone pour 2050), la Commission européenne annonce vouloir élargir le mécanisme des quotas de CO2 – les « droits à polluer» – au transport routier. La mise en place de quotas carbone dans le secteur routier ne concernera dans un premier temps que le transport intra-européen, mais la Commission renforce également sa politique environnementale en visant les émissions importées, à travers le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union à partir de 2026 et en œuvrant pour l’instauration d’une taxe carbone sur le transport maritime et aérien. La COP 26 montre qu’il faut aller beaucoup plus vite, mais ces annonces vont dans le bon sens.


ICR : Avec quelle conséquence pour la responsabilité des entreprises ?

Dans un système plus ambitieux du point de vue de la politique environnementale, les entreprises qui achètent des boulons en Roumanie et assemblent des outils au Maroc vont payer plus cher cette opération, du fait de la taxation du carbone généré par le transport de la marchandise. Cette modification des coûts va mécaniquement affecter les marges des entreprises et donc leurs méthodes d’approvisionnement. La taxe carbone aura un impact sur la compétitivité relative des pays et sur la géographie intra-européenne. Mais il ne s’agit pas ici de renoncer aux gains associés au commerce international. Il sera toujours rentable de produire certains biens hors de France, dans des secteurs où les différentiels de coûts entre la France et le reste du monde sont élevés, ou encore dans des secteurs dans lesquels les économies d’échelle sont importantes et poussent à la concentration de la production dans un petit nombre de pays.

ICR : Donc produire « local » n’est pas la panacée…

Produire « local » n’est pas toujours plus responsable et plus propre. Usiner des procédés chimiques à petite échelle peut s’avérer plus inefficace, en termes énergétiques, que de concentrer la production dans une grande usine. C’est pour cette raison que la taxe carbone est un outil plébiscité par de nombreux économistes. Dans la mesure où il est difficile d’établir en amont quels flux commerciaux sont les plus coûteux en termes de CO2, il apparaît plus simple et plus efficace de taxer directement le contenu en CO2 de ces flux et de laisser aux acteurs du marché la liberté de payer une taxe élevée ou de limiter leur empreinte carbone en concentrant leur production.

Dans l’industrie automobile, les marges sont faibles, ce qui a poussé à délocaliser certains équipements en Asie. Une taxe carbone, même modeste, peut modifier de manière importante la géographie des chaînes de valeur du secteur. En revanche, même une taxe carbone très élevée ne fera probablement pas revenir la production textile en Europe, car produire dans des pays en développement comme le Bangladesh restera longtemps beaucoup moins cher.