Vous avez dit résilience ?

Dans cet éditorial, Boris Cylrunik, neuropsychiatre éminent, définit la résilience comme l’évolution positive qui suit un traumatisme. A le lire, nos modèles sont à l’aube d’un basculement majeur vers des évolutions assez radicales pour notre société et pour ses acteurs économiques.

Je ferai d’abord la distinction entre crise et catastrophe. Le mot crise vient du monde médical : un patient parle, tout d’un coup il tombe, convulse, se relève et finit sa phrase. Alors que la catastrophe est une coupure, un virage. La catastrophe est le lieu de la résilience. La période actuelle n’est pas simplement une crise, un évènement après lequel la vie reprendra son cours. Il s’agit d’une catastrophe. Après laquelle la vie continuera, certes, mais sous une forme différente.

J’habite à Toulon, près d’une colline que l’on appelle le Cap-Sicié. Il y avait eu en 1974 un incendie. La montagne était rouge, le ciel était noir, la mer était grise, c’était extrêmement beau. Quand l’incendie s’est arrêté après plusieurs jours, il n’y avait que des squelettes, c’était la mort. Trois ans après, la nature est revenue mais elle a remplacé les pins brûlés par des chênes. Entre les chênes il y avait de la lumière, ce qui n’était pas le cas auparavant avec les pins. On a donc vu des cistes apparaître, des petits mammifères se faufiler entre les cistes et les buissons. On a vu des aigles se remettre à tournoyer. La vie avait repris mais ce n’était plus la même faune ni la même flore.

C’est là la définition la plus précise et la plus poétique de la résilience que je connaisse.

Apparue pour la première fois dans le vocabulaire des géographes et des agriculteurs, puis repris par les métallurgistes, les psychologues et enfin les entreprises, cette notion de résilience est éminemment naturelle, elle caractérise en premier lieu l’état de l’environnement après une catastrophe : une autre forme de vie apparaît. L’individu, le groupe et les institutions peuvent accepter cette même définition.

En observant le contexte qui est le nôtre aujourd’hui, je ne crois pas que l’on soit en crise comme je l’entends parfois. Je le répète, nous vivons une  catastrophe.

La catastrophe sanitaire a eu un tel impact que les organisations n’ont eu d’autre choix que de s’adapter, d’apprendre, d’improviser, donc de faire preuve de résilience, sous peine de disparaître. Pour reprendre une notion clé du darwinisme : les plus aptes survivront et les plus vulnérables disparaîtront, en tout cas  si des mesures de soutien ne sont pas mises en place. 

Pour affronter une catastrophe et  y survivre, il est nécessaire d’associer deux types d’individus, les mathématiciens capables de modéliser les problèmes et les créatifs, capables de penser en dehors des sentiers battus et des modèles, précisément. Nous ne pouvons les dissocier car cela reviendrait à réfléchir en silos en nous coupant de la diversité et de la réalité de notre environnement. C’est en appliquant cette règle que, pour la première fois, l’Homme a réussi à diagnostiquer et à trouver un vaccin pour un virus, tout en améliorant drastiquement les chances de survie après infection. Tout ceci est le résultat des échanges et des ponts construits entre différentes disciplines et différents secteurs de notre société qui sont, in fine, complémentaires.

Parlons aussi de la modernité. Elle résulte de la virtuosité de la condition humaine mais elle ouvre également la porte à l’artificialisation des solutions et des relations, ce qui n’est en rien un facteur de protection psychologique, donc de résilience. Comprenons que la fragmentation du savoir, celle qui facilite tant la technologie, vulnérabilise la condition humaine.

On le voit, notamment chez les jeunes. Selon le contexte social, selon les cultures, il y a en temps normal entre 5% et 10% d’adolescents en détresse. Or, actuellement, la détresse touche dans certaines régions d’Europe presque 40% des jeunes. De plus, les femmes qui ne se sont jamais autant épanouies qu’en occident à notre époque, n’ont jamais été atteintes d’autant de dépressions périnatales. Nous sommes les victimes de nos triomphes et notamment de la culture du sprint, que l’on paye terriblement cher.

La technologie, le monde de l’artifice, artifice de l’outil, artifice du verbe, tout cela pose des problèmes d’éthique. Pourquoi a-t-on d’abord soigné les personnes âgées pendant la pandémie ? Est-ce par pragmatisme ? Non, le choix visait à maintenir la cohésion de la collectivité. La vieillesse est un produit de la civilisation, de la modernisation. Il est beaucoup plus difficile pour l’Homme d’accepter la mort aujourd’hui qu’il y a un siècle. On acceptait la mort des enfants jusqu’à la fin du XIXe. Un enfant sur deux mourrait dans ses premières années. On disait que c’était la nature alors qu’en fait c’était une défaillance culturelle.

Ces problèmes éthiques, à nous de voir comment on veut les vivre. C’est probablement ce qui va se passer à la sortie du virus, quand le vaccin sera suffisamment répandu. Il est fondamental – vital même ! – pour l’Homme d’apprendre de cette catastrophe, de faire évoluer ses méthodes, sous peine de voir se reproduire ce type de crise d’ici peu, avec des conséquences encore plus effroyables.

par Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et expert de la résilience