Le monde est entré dans l’écologisation

J’emploie le terme « écologisation », parce que le terme « transition » renvoie aux questions énergétiques, et donne l’impression simpliste d’un processus d’assez courte durée, vers une situation connue. Et que la plupart des termes, à commencer par « écologie », déclenchaient des réactions binaires, pour ou contre. Avec une propension, du côté des écologistes, à abuser des dénonciations et des condamnations stériles. Avec le terme « écologisation », on voit d’emblée, comme cela a été le cas à propos de l’industrialisation, qu’il s’agit d’un processus étalé dans le temps, plus ou moins rapide selon les domaines. Mais en tout cas, on n’est pas dans le tout ou rien. Et dès lors, la discussion porte sur le calendrier, le rythme et les délais. Il s’agit d’inventions, de recherche scientifique et d’une gigantesque transformation des modes de production énergétiques, industriels et agricoles, des transports, et d’une grande partie des modes de vie qui ont changé le monde depuis la révolution industrielle.

L’Etat doit évidemment orienter, par des mesures fiscales ou règlementaires, mais elles ne servent à rien si des alternatives aux pratiques actuelles ne sont pas inventées et mises au point à des prix abordables, et proposées aux consommateurs et usagers. Le rôle des entreprises sera donc, à l’évidence, essentiel. Sans oublier les collectivités locales, les associations, les ONG, les médias, et tous ceux qui participent au sein des sociétés démocratiques modernes, ultra-individualistes et éclatées, à la décision.

Dans de telles sociétés, c’est évidemment plus difficile d’engager des changements majeurs que sous des régimes autoritaires, mais elles y parviendront, d’autant mieux que l’opinion, les acheteurs ou les consommateurs, ou les jeunes diplômés, l’exigent de plus en plus. Donc il n’y a pas à hiérarchiser, encore moins à opposer, le rôle des uns et le rôle des autres. La mise au point de voitures propulsées par une énergie électrique, ne rejetant pas de CO2 elles-mêmes, et construites avec des composants extraits dans des conditions de moins en moins anti-écologiques, en est un exemple. Cela sera beaucoup plus compliqué et plus long dans le domaine agro-industriel, même s’il existe certainement des marges de progression et de rentabilité écologiques considérables. Mais on ne pourra pas changer le comportement de centaines de millions d’êtres humains aussi rapidement que celui d’entreprises industrielles robotisées.

Les entreprises, qu’elles soient en pointe, bénéficiaires du changement, ou durablement handicapées par une mutation extrêmement coûteuse aux débouchés encore incertains, seront au cœur de ce débat pendant des décennies. Mais, si l’on veut un capitalisme « responsable », il est tout simplement impossible de faire l’impasse sur l’écologisation. A un moment donné, on parlera même de « compétitivité écologique » et on introduira dans le calcul de la rentabilité économique, au-delà de la taxe carbone, d’autres dimensions écologiques jusqu’ici externalisées. En revanche, je ne pense pas qu’il faille trop charger la barque et que l’on doive attendre des entreprises, au titre de la RSE, de transformer les sociétés en sociétés idéales, et de se substituer à tout ce qui ne marche plus bien en matière de formation, d’éducation, d’emploi, voire de santé publique. Qu’elles y contribuent sera très bien, mais une entreprise même très responsable, restera une entreprise, pas une ONG.

Hubert Vedrine
Ancien ministre des Affaires étrangères