OUI, l’Europe peut régénérer le capitalisme

Alors que la seconde révolution industrielle nous a apporté la démocratie et une relative prospérité économique, la révolution informatique puis numérique qui s’est développée ces cinquante dernières années dans le cadre d’un capitalisme financier débridé et mondialisé, nous a apporté une économie certes plus riche mais aussi plus instable, plus dérégulée, plus endettée, plus inégalitaire et plus polluée. En un peu moins de deux siècles depuis la première révolution industrielle, l’accumulation intensive du capital avec toutes les formes d’extractivisme que l’on puisse imaginer, a modifié irrémédiablement l’équilibre environnemental du monde. Nous avons prélevé et transporté des quantités astronomiques de ressources issues de la terre et des océans (comme le pétrole, le gaz ou des ressources halieutiques) détruisant au passage une multitude d’écosystèmes naturels.

Que faire dans un tel contexte ? Si l’échec du capitalisme mondialisé et financiarisé nous oblige, il serait faux de croire que la solution consiste à accepter de vivre dans un monde en décroissance ou, pire, qu’il faudrait que la puissance publique nationalise l’économie en cherchant à instaurer elle-même un nouveau régime de croissance. Au moment où nous sommes confrontés à l’émergence d’une quatrième révolution industrielle, dite « quaternaire » (avec l’IA, la blockchain, le big data, les objets connectés ou la réalité augmentée), il nous faudra parvenir à coaliser le secteur privé et le secteur public pour faire émerger un modèle économiquement efficace tout en étant plus responsable, plus inclusif, plus respectueux de l’environnement et plus soucieux du bien-être des populations.

Car la révolution industrielle qui est en cours est bien plus profonde que les précédentes dans la mesure où elle remet en cause les fondements même de notre société dans un contexte de mutation écologique. Il ne suffira donc pas d’adapter la production physique au nouvel environnement qui s’annonce, mais de repenser totalement notre façon de produire et de consommer. Au regard des moyens colossaux qu’il faudra mobiliser pour résoudre les grands problèmes mondiaux qui sont devant nous, ce capitalisme responsable devra s’appuyer sur de nouvelles institutions et sur de nouvelles modalités de gouvernance. Dans ce cadre, les pouvoirs publics fixeront les grands objectifs économiques, sociaux et environnementaux à atteindre et ils établiront les règles du jeu tout en laissant ensuite les acteurs du secteur privé proposer des solutions stratégiques et opérationnelles qu’ils estiment les plus adaptées.

Mais, même en s’appuyant sur les ressources immenses du secteur privé, comment agir avec des États surendettés, des taux de croissance structurellement faibles et des taux d’imposition déjà élevés ?
Et comment pourrions-nous réussir à faire émerger un nouveau modèle de développement si nous ne parvenons à changer la structure du capital des grandes entreprises européennes qui sont largement contrôlées par des fonds anglo-saxons ? C’est pourquoi ce nouveau capitalisme responsable n’a de sens que s’il est mis en œuvre au niveau européen et il ne pourra émerger que s’il est activement soutenu par les grands investisseurs européens. L’UE a d’ailleurs bien compris que le changement climatique et la dégradation de l’environnement constituait une menace existentielle pour la planète et c’est pourquoi elle a lancé le « Green deal » doté d’un budget d’investissement qui atteint déjà 1 800 milliards d’euros. Ce Pacte vert doit permettre de faire émerger un nouveau modèle de développement européen qui permettra d’augmenter à terme les gains de productivité, seul moyen de donner du pouvoir d’achat aux européens et de sortir de l’austérité salariale qui mine les classes moyennes. L’histoire économique nous a montré que c’est le progrès technique qui est à l’origine de long cycles économiques (les fameux cycles « Kondratief ») et que les démocraties ne sont viables à long terme que si elles reposent sur des classes moyennes prospèrent et optimistes quant à l’avenir.

Mais rien ne se fera sans la mobilisation des entreprises. Tous les étudiants en gestion ont appris qu’un dirigeant devait se consacrer à deux grandes fonctions : une fonction managériale et une fonction entrepreneuriale. Le chef d’entreprise doit d’abord être un manager, c’est-à-dire un technicien qui est formé à l’utilisation de méthodes de gestion qui permettent de combiner de façon optimale du travail humain, des technologies et des processus pour améliorer constamment la performance de son entreprise. Il doit disposer pour cela d’une certaine légitimité et de l’autorité nécessaire pour pouvoir organiser au mieux le travail de ses collaborateurs et coordonner l’action collective. Mais les meilleures pratiques managériales finissent tôt ou tard par être imitées par les concurrents si bien que l’avantage compétitif procuré par l’efficacité managériale est souvent précaire. C’est alors que la deuxième grande fonction du dirigeant doit prendre le relais. Pour assurer la pérennité de son entreprise, le dirigeant doit aussi faire preuve de créativité et devenir un entrepreneur.

Il ne s’agit plus alors de se contenter d’améliorer l’efficacité opérationnelle par l’innovation mais d’investir dans de nouvelles activités et d’élaborer des stratégies de création de nouveaux marchés. Cette fonction entrepreneuriale du dirigeant est fondamentale car c’est elle qui permet à l’entreprise de s’émanciper à terme de la concurrence pour s’orienter vers de nouveaux marchés à fort potentiel et où les marges sont plus élevées. Dans le cadre d’un capitalisme responsable, les dirigeants d’entreprise ne peuvent plus se contenter d’être des managers et des entrepreneurs. Ils doivent, et c’est la nouveauté, endosser une troisième grande fonction : contribuer au bien commun en créant de la valeur partagée (c’est à dire de la valeur pour l’entreprise elle-même mais aussi pour la société civile).

Frédéric Parrat
Avocat, auteur de « Le capitalisme responsable » (Archétype82 «éditions).