EDITO : De "terme", la langue a déduit "terminer" et "déterminer"...

De « terme », la langue a déduit « terminer » et « déterminer », deux sens étroitement liés : poser une limite, c’est définir. Les Romains appelaient terminus les bornes qui marquaient un territoire ; ils avaient même inventé un dieu des limites qui portait le même nom, car divine était la faculté de fixer une mesure aux choses. La grammaire dit aussi que, pour penser, parler et communiquer, il faut utiliser des « termes » répondant à une définition objective, capables de soutenir le dialogue entre humains.

Le terme est une étendue temporelle et spatiale à la fois. Il délimite une action possible et le parcours qui la met en œuvre en lui assignant une durée. Sans terme, nos actions n’ont plus de point d’appui, se perdent dans le vide d’un « demain » toujours recommencé.  S’en tenir à un terme, savoir qu’il existe, est libérateur : chacune de nos tâches, loin d’être illimitée, trouvera sa fin qui nous rendra disponibles pour autre chose. Cela implique une stratégie : prévoir, analyser, hiérarchiser des priorités, respecter la limite, mais aussi négocier avec elle… opérations cognitives complexes, apanage d’un cerveau capable d’embrasser à la fois des temporalités différentes, le court et le long, le commencement et la fin.

Surgit néanmoins une question : qu’est-ce qui donne sa mesure au terme ? Un surhomme rêverait sûrement que chacun puisse se conférer à lui-même ce pouvoir, mais hélas ou plutôt heureusement, nous ne sommes pas les maîtres du temps, et même si nous nous efforçons constamment de fixer des échéances, nous affrontons également des dynamiques qui nous dépassent. La civilisation occidentale a privilégié la maîtrise, l’organisation, l’anticipation et la segmentation entre différents degrés d’urgence. Mais ces solutions, remarquablement efficaces, ont leur fragilité : elles produisent une tension permanente entre le court et le long terme, des ruptures de rythme parfois épuisantes, des dissonances, une perte de fluidité.

Comment corriger ces dérèglements pour redécouvrir un espace-temps harmonieux, où terme et liberté créative ne se contredisent pas ? Peut-être en puisant des sources d’inspiration dans des univers mentaux différents de ceux qui aujourd’hui font tourner trop vite la planète. Je pense ici aux traditions de sagesses qui ont souvent puissamment réfléchi et expérimenté une condition humaine plongée dans le fleuve du temps.

Sagesses grecques qui évoquaient le kairos, une sorte d’accord intuitif entre les circonstances et le projet qui nous habite. C’est l’instant de grâce où l’action s’insère spontanément dans le « moment juste ». Le « sage » apprend à le pressentir et à le cueillir.

Sagesse biblique de l’alternance, quand l’Ecclésiaste rappelle qu’il y a

« un temps pour chaque chose sous le ciel,

un temps pour enfanter et un temps pour mourir,

un temps pour planter et un temps pour arracher le plant…

un temps pour pleurer et un temps pour rire…

un temps pour chercher et un temps pour perdre… ».

Sagesses asiatiques, comme le yoga, le tai-chi-chuan, le Qi qong. Elles ont beaucoup à nous apprendre. Fondées sur l’expérience corporelle du mouvement et de la fluidité, de l’immobilité détendue, du vide, du silence, elles modifient progressivement le rapport au temps. L’entraînement régulier à la lenteur du geste, à l’écoute du souffle, aux états de concentration met l’accent sur des valeurs alternatives : lâcher prise, spontanéité, attention sans tension. Or loin d’inciter au désengagement ou à la décroissance comme on le dit trop souvent, ces pratiques pourraient inspirer de nouvelles manières de concilier immédiateté et vision de long terme.

par Ysé Tardan-Masquelier,

Écrivaine, historienne et anthropologue des religions, et Membre du Collège des Experts de l’Institut du Capitalisme Responsable